Rien ne vaut un petit voyage au pays de ses ancêtres pour se questionner sur le sens de la vie et sur la vanité du superficiel technologique, cela avec… un iPhone 4 en poche. En voici une illustration intéressante.
Autant vous l’avouer tout de suite, je n’ai pas fait la queue devant une boutique Apple vendredi dernier pour me procurer un iPhone 4. Noblesse oblige, étant journaliste techno, des émissaires de la pomme croquée m’en avaient remis un exemplaire la semaine précédente. Tant et si bien que vendredi, je savais déjà que le produit était wow-wow, cela malgré la presse négative entourant l’affaire du AntennaGate. Même que ce matin, je suis persuadé que le iPhone 4 est un produit pas mal plus tripant que le 3GS et je vous confesse m’être beaucoup amusé en sa compagnie. Voilà pour mon objectivité ! Évidemment, étant chroniqueur, cette impression favorable ne doit pas paraître. Sinon on me croira vendu à Apple, plus personne ne me lira et, en conséquence, on me virera. Alors, je me tourne sept fois la souris avant de cliquer. Mieux, j’utilise la merveille quasiment en catimini; j’évite le geste ostentatoire; je refuse toute forme d’étalement branché. Je laisse ça aux prosélytes qui, eux, ont fait la queue. À plus forte raison que j’arrive du pays de mes ancêtres, la Gaspésie, mirifique contrée où on m’a asséné une sérieuse leçon de vie. Prenez mon oncle Milton. C’est une mine de savoir dont les connaissances sur l’histoire de la Gaspésie et de sa société sont précises et étonnantes. Le gars a été capitaine, maître de port, pilote, pêcheur, bidouilleur de bateau. Il sait tout de la mer, de sa faune, de sa flore et des abus terribles, mortels, dont elle continue à être la victime. Au travers sa progéniture, on remarque une médecin coroner à qui il a livré un bateau à double coque, une scientifique qui, à l’instar de son père, a des yeux que l’on dirait conçus pour contempler le large.
En fait, mes cousins et cousines sont des marins, des enseignants, des artistes (dont un qui a la grosse cote), des commerçants, des travailleurs de la santé, des gens de bureau. Ils constituent une diaspora pas vraiment épivardée de par le monde qui aime bien se retrouver dans la chaleur du sein gaspésien. Que dire d’autre sinon qu’on y ressemble à monsieur et madame Tout le Monde qui a bien d’autres chats à fouetter que la foutue techno et ses contraintes. Ici, pas de débat sur l’AntennaGate, sur le Microsoft Phone 7, sur le Nuage ou sur les visées industrielles de Google. « T’en souviens-tu, mon oncle, quand j’étais petit, dans le temps qu’il y avait du poisson, les hommes (1) ils sennaient le poisson, juste ici sur le grève? » – « Ah bonne sainte viarge, tu te souviens de ça? » Et le Milton de confirmer, plan par plan, tout le film de mes souvenirs sur ces soirées de senne avec les flats (2) pleins à ras le bord d’éperlans, les hommes, qui tournant les cabestans à force de bras, qui tirant les embarcations vers la grève, qui y plongeant leurs pelles, qui robinant (3) dans un petit flasque, tous joyeux et heureux devant cette pêche miraculeuse. Moi ? J’étais ce gamin qui terrorisait les petites filles avec, à bout de bras, une plie, un crapaud de mer ou une poule d’eau. Puis les souvenirs de l’oncle passent à la pêche au chalut, l’adaptation industrielle de la plusieurs fois millénaire senne, et à ses conséquences. Des villages prospères comme Port-Daniel ont tout perdu et ne sont plus, désormais, que l’ombre de ce qu’ils furent du temps des flottilles de pêche. Aujourd’hui, les jeunes qui restent encore dans le coin ne pêchent plus. Trop souvent, ils s’amusent avec des bébelles électroniques pour tuer le temps. Ils sont plus gras qu’avant. Lui, Milton, il ne fréquente pas les ordis et ça paraît; faut lui voir le visage cuivré d’air salin et luisant de vitalité. Pourtant, toute sa vie, il a été près de la techno. Il fallait bien en utiliser un peu pour pouvoir entrer un 20 000 tonnes au quai de Chandler. Mais ce n’était pas pour le trip de s’en servir. C’était pour poser un geste économique venant instrumenter une activité de ravitaillement ou d’exportation. Évidemment, c’était avant la fermeture du moulin. Avant la transformation en taudis de la maison de mon grand-père, juste en face du moulin. Je vous jure. Mais il faut pouvoir s’adapter, ne pas se contenter de renâcler le bon vieux temps. Il faut pouvoir vivre heureux et en santé en 2010. Tout cela pour dire que comme mes cousins et cousines, mon oncle a en tête plein de trucs intéressants, bien actuels, et qu’il ne lui viendrait jamais à l’idée de triper sur la techno pour le plaisir de la techno. Pour ces gens, on se sert de la techno pour s’adonner à ce qu’on aime faire. Point à la ligne! Un cellulaire, ça sert à parler aux siens. Un ordi? À travailler. Un GPS? À ne pas se perdre. Aucun d’eux n’utilise les TI pour le plaisir en soi. Ils sont normaux. Ils vivent. Tellement que lors d’une petite fête à Percé chez un cousin, aucun des trente quelques convives ne semblaient disposer d’appareil photo. Comme résultat, je n’ai pas osé extirper de ma poche mon iPhone 4 (dont la caméra est excellente). Aujourd’hui, je me questionne. Du fond de mes tripes, dans le vrai creux de mon creux. Moi qui gagne ma vie à écrire, ne serais-je pas plus utile à la société de le faire sur ce qui compte vraiment, par exemple sur tout ce qui trotte dans la tête de mon oncle Milton, que sur ce avec quoi l’industrie des TI nous inonde à tire-larigot sans répit, sans vergogne et sans penser aux conséquences? Qu’est-ce qui est le plus important? Savoir brandir, juste assez pour que ça se voit, un iPhone 4 et affirmer à la ronde qu’on le trouve meilleur que son vieux 3GS, ou savoir raconter comment les hommes sennaient l’éperlan dans les années 50, sans rien briser dans l’harmonie de la complexe écologie maritime? Mais, bon, on ne me paie pas pour vous parler de poisson, mais de techno. Je vous dis donc que le iPhone 4 est un fichu de bon produit, mais que demain, Sony va me livrer un XperiaT X10 sous Android, un concurrent plus petit, peut-être un peu mois complet (qu’est ce que j’en sais?), mais tout aussi tripant. J’en ferai un article et des enthousiastes en rajouteront, tandis que des rabat-joie le cloueront au pilori. Bof! Et ainsi va la vie! (1) Les hommes étaient ces adultes bien vaillants qui travaillaient avec mon grand-père et mes oncles.
(2) Un flat est une grosse chaloupe à rames avec l’arrière coupé carré au lieu de pointu comme un canoë.
(3) Le verbe robiner est tiré de l’anglais rubbing alchool. Je l’utilise ici dans son 2e sens, celui de boire en catimini, son 1er étant de boire de l’alcool frelaté.
Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.