Lundi, on apprenait que Google avait acquis Motorola Mobility, un geste accepté à l’unanimité par les dirigeants des deux entreprises. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la carte technopolitique vient d’être, encore une fois, chamboulée. Analyse de la décision!
Le tableau se précise. Tel un châtiment en trois actes, le sort s’acharne, du moins en apparence, sur Research in Motion dont l’action est en chute de près de 59 % depuis janvier. Alors que l’an dernier, à pareille date, elle exerçait une hégémonie de facto en giron corporatif, RIM voit aujourd’hui ce lucratif marché lui échapper. Très sérieusement.
Sous fond d’erreurs stratégiques attribuables aux dirigeants de ce joyau industriel ontarien et, qui sait, à l’alignement des planètes dans un contexte de vide lunaire, il y a eu la solide percée du iPhone d’Apple, sorte de cheval de Troie qui a rendu possible la pénétration de son petit frère, le iPad. Puis, rebelote, les porteurs de cravate ont vibré d’espoir quand Microsoft a financé Nokia pour lui confier sa stratégie corpo-mobile incarnée autour du Win Phone 7.
Or voilà qu’hier, prise 3, Google a annoncé une entente (unanimité des parties) visant l’acquisition de Motorola Mobility (MM), une fabricante en difficulté qui provient de la scission de Motorola en début d’année. Le marché cible est ici aussi le monde des affaires. Quant au prix, on parle de 12,5 milliards $US… en espèces sonnantes et trébuchantes, pas en papelards, ce qui en fait l’acquisition la plus importante jamais réalisée par Google.
24 heures plus tard, les actionnaires trépignaient encore de joie. Imaginez : le montant entendu correspond à une prime de 63 %. Pensons au PDG de l’entreprise, Sanjay Jha, et surtout au chevalier de la finance américaine, le milliardaire à la dent bien creuse Carl Icahn. Sa firme d’investissement, Icahn Capital LP, détient 33,5 millions d’actions de MM, ce qui correspond à 11,4 % de l’ensemble. Autrement dit, on parle d’une « passe » de quelque 600 M $US.
Pourquoi une somme aussi faramineuse? D’abord, parce que MM offre déjà une gamme élaborée de téléphones intelligents sous Android, le système d’exploitation de Google, une gamme à laquelle elle réfère sous l’appellation de Business-Ready Phones. Il s’agit essentiellement de la famille Droid, du très récent Defy+, du Titanium et du Photon 4G. Côté tablette, on connaît déjà le succès mitigé de la Xoom, un produit sous Android 3.1 (Honeycomb) qui se veut une alternative raisonnable au iPad. Mais malgré cette collection bien léchée, la fabricante n’est pas arrivée à percer le marché et y être rentable. Le groupe de recherche Gartner évalue la part de marché de MM à 2,4 %. Même que le mois dernier, elle annonçait des chiffres en rouge (perte financière trimestrielle de 56 M $US).
Par contre, elle est propriétaire de 17 000 brevets, ce qui pourrait placer Google un peu plus à l’abri des sempiternelles avocasseries qui caractérisent le monde étasunien des affaires au grand dam de Google. Si on en croit son PDG Larry Page, ce serait là une excellente raison l’ayant poussé à se nantir de cette force manufacturière. Rappelons qu’il n’y a pas si longtemps de cela, la géante de Mountain View était prête à payer près de 4 milliards pour les brevets de Nortel.
Qui plus est, MM contrôle, avec Cisco, le marché des boîtes noires de salon, ces consoles multimédias qu’installent les plus importants fournisseurs de signaux télévisuels en Amérique. De là à imaginer une mouture d’Android spécifique à nos chaumières, un truc machin qui nuirait aux vente de l’Apple TV, il n’y a qu’un pas à franchir. Mais je ne le fais pas.
Cette acquisition positionne deux mégas forces où le matériel et le logiciel sont contrôlés directement. Apple, qui signe son iOS et ses iPhone/iPad, valide également les applications : trois niveaux, un contrôle! Idem pour Google qui semble désormais vouloir vibrer dans la verticalité et qui pourrait retirer Android du marché libre et en faire un produit « propriétaire ».
Puisque cette façon de voir a fait la fortune d’Apple et pourrait faire celle de Google (si on lit entre les lignes), pourquoi Microsoft n’en ferait-elle pas autant? Le geste évident à poser pourrait être de finir la digestion de Nokia ou d’avaler RIM. En ce sens, l’achat de MM pourrait être contagieux, n’est-ce pas? Certains le croient au point où le titre de RIM connaît une certaine hausse depuis lundi.
On ignore pour l’instant ce que sera vraiment la réaction des partenaires asiatiques de Google, malgré leurs réactions positives d’hier. À supposer que Google mette fin aux velléités de poursuite (une autre saga de brevets) qu’entendait intenter MM contre certains fabricants asiatiques, dont HTC et Samsung, elle pourrait leur dire : « Moi, j’arrête les tracasseries avocassières et vous, vous continuez à fabriquer des téléphones ou des tablettes Android. » Hum!
Le problème qui risque vraiment d’agacer, c’est qu’à la manière d’Apple qui concurrence directement ses canaux de revente avec ses propres boutiques et cyberboutiques, Google se retrouve maintenant à fabriquer une gamme d’appareils sous Android. Cela soulève de nombreuses questions.
À prix égal, pourquoi devrait-on acheter du HTC, Samsung, LG, Sony Ericsson ou autre merveilles asiatiques si on peut avoir du Google? Est-ce la fin des haricots pour l’écosystème Android? Ne doit-on pas s’attendre à ce que désormais, MM soit privilégiée côté secrets industriels, plans de match, développements en incubateur, etc. au détriment des partenaires actuels? Et qu’arrivera-t-il du Nexus S, un téléphone haut de gamme arborant le logo de Google qui fonctionne sous Android 2.3.3?
Est-ce qu’une géante comme HTC va continuer à offrir ce système d’exploitation, à plus forte raison qu’elle verse présentement à Microsoft quelque 10 $US (chiffre moyen) par téléphone vendu à la suite d’une entente hors cour sur des enjeux de brevets?
Vont-ils plutôt concentrer leurs efforts sur les Windows Phone 7, un catégorie d’appareils qu’ils fabriquent déjà, sachant que Mango, une importante mise à niveau pourrait réduire un tantinet soit peu l’impact sur le marché du très attendu iPhone 5? Si c’est le cas, ce sont là de très bonnes nouvelles pour Microsoft. Mais d’un autre côté, les systèmes d’exploitation d’Apple et de Google sont encore en avance sur le Win Phone 7 et il en sera ainsi tant que durera l’actuelle frénésie. Le partenariat asiatique pèsera sûrement les conséquences de son geste avant de quitter Google.
On verra bien assez tôt comment se réaligneront tous ces gladiateurs!
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Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.