En marge de l’annonce de l’ouverture d’un studio d’Ubisoft à Toronto, deux associations de l’industrie du multimédia s’inquiètent du recul du Québec sur les scènes canadienne et mondiale en matière d’incitations fiscales. Réactions du Regroupement des producteurs multimédia et de l’Alliance numérique.
Quelques jours après l’annonce en grande pompe par Ubisoft de l’établissement d’un studio à Toronto, grâce à l’apport (d’un maximum) de 283 M$ en crédits d’impôt du gouvernement de l’Ontario, deux associations de l’industrie du multimédia ont manifesté leurs inquiétudes quant à la compétitivité du Québec sur la scène canadienne, voire la scène mondiale, relativement aux incitatifs fiscaux.
Le Regroupement des producteurs multimédia déplore le recul du Québec en matière de soutien fiscal des entreprises du secteur alors que selon l’Alliance numérique, le gouvernement doit considérer d’autres facteurs pour assurer le maintien d’une industrie qui en intéresse plusieurs.
Le Regroupement des producteurs multimédia (RPM), un groupe de représentation des acteurs en production de contenu sur les nouvelles plates-formes, a clamé publiquement son souci de voir l’industrie québécoise perdre au change en raison des mesures fiscales plus avantageuses que le gouvernement de l’Ontario a mises en place en mars 2009.
Marc Beaudet, le président de la boîte de production Turbulent Média et président du RPM, reconnaît que l’Ontario, qui fait face à une crise économique importante, saisit l’opportunité offerte par les médias numériques pour se diversifier et prend action, en rappelant que le Québec en a fait tout autant en attirant Ubisoft à l’aide de crédits d’impôt en 1997.
« Ça devient un compétiteur qui n’est pas très loin de Montréal. Si les conditions sont égales, nous avons des chances, mais si elles sont à leur avantage, ce sera plus difficile pour nous. Il y a plus de sièges sociaux à Toronto, donc en partant ils ont cet avantage. »
M. Beaudet donne quelques exemples d’incitatifs fiscaux qui sont plus intéressants dans la province voisine qu’au Québec : le taux de base de l’Ontario est établi à 40 % pour un titre unilingue anglais, alors qu’au Québec ce taux est de 37,5 % si un titre est produit en version française, mais de 30 % s’il n’est pas produit dans la langue de Molière; la main-d’oeuvre des sous-traitants est reconnue à 100 % en Ontario, alors qu’elle ne l’est qu’à 50 % au Québec – « Il y a beaucoup de sous-traitance dans les médias numériques », souligne M. Beaudet ; Queens Park offre aussi des mesures fiscales liées à la commercialisation et à la distribution, alors que Québec n’en offre point.
Réductions
Surtout, souligne M. Beaudet, l’Ontario n’applique pas d’un effet réducteur lorsque les entreprises ont recours au soutien financier d’entités indépendantes comme le Fonds des nouveaux médias du Canada [en voie de remplacement par le Fonds des médias du Canada] de Téléfilm Canada ou les fonds similaires établis par Bell et Quebecor.
« Si l’aide du crédit d’impôt est combinée à un autre aide, il faut la déduire du crédit d’impôt. Cela fait que je n’ai jamais eu de crédit d’impôt provincial en sept ans d’existence et pourtant je fais 100 % de multimédia », explique M. Beaudet, en précisant que les producteurs de jeu vidéo ne sont pas affectés par un tel effet réducteur.
Déjà, M. Beaudet affirme que des membres ont déjà perdu des contrats, en donnant l’exemple d’une entreprise qui a récemment été désavantagé à cause des effets réducteurs. « Sur un projet de 300 000 $, ça faisait une différence de 70 000 $, ce qui fait que c’était plus avantageux pour les producteurs de faire faire [leur mandat] en Ontario », explique-t-il.
Le président du RPM dit avoir rencontré des représentants du ministère de la Culture et des communications du Québec qui, affirme-t-il, « prendrait la situation au sérieux ».
Recul
Pierre Proulx est le président de l’Alliance numérique, un regroupement industriel qui compte 150 membres qui oeuvrent dans les secteurs du jeu, de l’apprentissage en ligne et des applications et services Internet. Il rappelle que le Québec a été le précurseur et le chef de file sur la scène canadienne au niveau des avantages fiscaux destinés à l’industrie du jeu vidéo, ce qui a permis à l’industrie d’avoir une belle croissance au cours des dernières années.
« Mais pendant que l’industrie québécoise progressait et faisait la jalousie des autres provinces, ces dernières en profité pour fourbir leurs armes. Ils se sont arrangés pour avoir des mesures supérieures ou très supérieures aux nôtres », déclare-t-il en donnant l’exemple du Manitoba qui a un taux de base de 40 % depuis longtemps et à l’Île-du-Prince-Édouard qui a un taux de 52 %. « Alors qu’à une époque on disait qu’on avait les crédits d’impôt les plus avantageux au monde, maintenant on est loin de cela, davantage dans le milieu-bas de peloton. »
Pourtant, le gouvernement du Québec a annoncé au cours des dernières années une bonification des mesures fiscales à l’intention des entreprises de la nouvelle économie. Or, M. Proulx affirme que ces mesures ne sont pas équivalentes à ce qui était offert il y a une douzaine d’années. « Lorsqu’Ubisoft est venu s’installer, on parlait d’un crédit d’Impôt de 40 %. On l’a réduit ensuite à 30 % et c’est devenu admissible à tout le monde dans l’industrie », précise-t-il.
M. Proulx souligne toutefois que l’arrivée d’Ubisoft a permis le développement de l’industrie du jeu vidéo au Québec, alors que de nombreuses petites boîtes ont vu le jour pour offrir des services périphériques. D’autres studios internationaux se sont intéressés au Québec, alors que des entreprises indépendantes ont été achetées par de grands joueurs internationaux. Aujourd’hui, 50 % des emplois dans le domaine du jeu vidéo au Canada seraient à Montréal.
Vision d’ensemble
Or, avant qu’Ubisoft annonce son implantation à Toronto, l’Alliance numérique planchait sur un « plan numérique ». Il s’agit d’un document de réflexion, qui sera soumis au gouvernement du Québec au cours des prochaines semaines, où l’on traite des enjeux qui guettent le Québec en matière de soutien de l’économie des médias numériques, dans un cadre plus large que les seules mesures fiscales et le seul territoire du Canada.
« Nous regardons ce qui se passe à l’échelle de la planète qui vient bouleverser les données qu’on avait ces dernières années : j’ai vu des entreprises se faire offrir, pour implanter certains centres du côté de la Chine, des salaires gratuits pour deux ans! Sans compter ce qui se passe en Amérique du Sud ou en Europe de l’Est… La planète est grande et tout le monde a pris le créneau des technologies nouvelles pour s’y aligner, alors que le manufacturier est en déclin », constate M. Proulx.
Le président d’Alliance numérique affirme que beaucoup de choses sont à considérer pour soutenir l’excellence des entreprises : créer de grands chantiers, établir une vitrine commerciale, épauler la recherche, aider la commercialisation soutenir la formation, faciliter le financement, etc.
« Pour rester dans les grands centres de production de jeu vidéo au monde, il faudra jouer sur la même patinoire et avoir les mêmes éléments que les autres. On ne peut pas se contenter d’avoir un club B et espérer gagner la coupe Stanley », déclare-t-il.
M. Proulx souligne qu’il y a très peu d’éditeurs indépendants en jeu vidéo au Québec qui sont détenteurs à 100 % de leurs propriétés intellectuelles et qui sont d’origine québécoise. Il donne l’exemple de Kutoka, qui est cité comme exemple de succès depuis longtemps…
« Pour un gouvernement, il est intéressant que les bénéfices de l’entreprise restent ici. Ce n’est pas comme une propriété intellectuelle qui est contrôlée par un grand éditeur international, où [la présence québécoise] n’est qu’un centre de coût, pas un centre de profit. Comme au cinéma, il faut un réseau de distribution. Pour partir de ses propres assises, il faut avoir les reins solides », indique-t-il. Il évoque le cas de l’éditeur A2M qui, pour un jeu de propriété intellectuelle et de conception originale qui sera publié l’automne prochain, a paraphé une entente de distribution avec un partenaire (Bethesda Softworks).
M. Proulx souhaite rencontrer avec gouvernement du Québec au cours des prochaines semaines, malgré la période estivale. Il affirme que le gouvernement, qui travaillerait sur une « politique du numérique », doit entendre ses arguments pour qu’une telle politique réponde aux besoins de l’industrie.
« Il n’y a pas que les crédits d’impôt qui sont essentiels : si les studios sont venus s’installer au Québec, les crédits ont constitué un facteur, mais pas l’ensemble de la décision. Nous calculons que beaucoup d’autres éléments devraient être pris en considération. Si on veut continuer à satisfaire nos entreprises, il faut continuer à bien les servir et prendre l’ensemble des données pour voir ce qui peut être fait pour bonifier et aider. Ce ne sont pas de gros éléments en soi, mais il faut au moins une vision unique et stratégique au lieu d’avoir plusieurs petits efforts individuels ».
Jean-François Ferland est journaliste au magazine Direction informatique.