Sur le terrain fertile des applications Internet enrichies, un territoire surtout occupé par Adobe, Microsoft monte au front pour conquérir une partie de la clientèle. Contexte.
Il est pratique courante d’utiliser le jargon militaire lorsqu’on veut discourir brillamment sur les forces en présence en informatique contemporaine. Ainsi, on parlera de la « guerre des fureteurs » pour commenter les « avancées » de Firefox et le « recul » d’Internet Explorer, on épluchera la « stratégie de Google » dans sa « guérilla contre Microsoft », on verra « Yahoo affronter Google » dans une sorte de « guerre des tranchées » où l’on se « bombardera » à grands coups de Mail ou de Maps.
Évidemment, tout cela n’est que rhétorique visant à faciliter la compréhension. Car s’il est une vraie guerre informatique lourde de conséquences, une guerre qui ne fait que commencer, c’est bien celle qui gronde depuis plus d’un an entre Microsoft et Adobe, soit entre Silverlight et Flash/Flex.
L’enjeu? Les milliards du marché corpo ou, dit en toute rectitude politique, la façon de travailler en entreprise et la façon d’interagir avec ses fournisseurs et clients.
On se rappelle la fin des années 1980 où les applications avaient quitté l’ordinateur central pour s’installer dans des PC en mode client/serveur. On se souvient également que 10 ans plus tard, on les avait « webifiées » avec la prolifération des intranets et extranets.
Mais de nos jours, on va encore plus loin. Les nouvelles applications ont un pied sur le Net et l’autre dans l’ordinateur de l’usager; elles font le pont entre deux grands potentiels, celui du Web avec sa dynamique en temps réel et celui du PC avec sa puissance de calcul ou de traitement. Le fureteur est devenu le truchement des applications, quelque soit le dispositif utilisé (ordinateur de table, bloc-notes, Palm Pilot, Blackberry, etc.) ou le système d’exploitation soutenu (entendre essentiellement Windows, Mac OS X ou Linux), puisqu’il se sert des normes et des protocoles en vigueur, les HTML, XML, CSS, ECMAScript 4, JSP, HTTP, HTTPS, FTP, ASP, etc.
Bref, le Web évolue à vitesse Grand V. Les entreprises y sont et y rivalisent. Aucune n’acceptera d’avoir une allure ringarde, style 1998 ou 2002. Elles veulent sembler modernes, ouvertes, accueillantes, dynamiques, pleines de ressources et bien structurées. Donc, leurs sites corpo regorgent de ces animations bien senties, de ces menus « kioutes » pas comme ceux des autres, de vidéo de soutien, d’effets généralement utiles, sans parler des objets de classe Web 2 que l’on aperçoit de plus en plus. Ne suivent-elles pas, un tantinet soit peu, la cadence commandée par la blogosphère et par le phénomène du réseautage social?
Au cœur de tout cela, il y a des plateformes technologiques très sophistiquées, des plateformes que l’on peut essentiellement raccrocher à deux grandes écuries : Microsoft et Adobe, pour ne pas parler de celle de Sun qui, l’an dernier, lançait JavaFX. Par exemple, prenez un ordinateur fraîchement monté avec une version vierge du système d’exploitation et allez sur le site de Radio Canada. Il vous arrivera deux choses si vous voulez regarder RDI en direct ou toute autre émission de télé transférée au Web. Vous devrez d’abord accepter de télécharger un module Flash (Adobe) si vous voulez avoir accès aux fonctions évoluées du site et, ensuite, télécharger Silverlight (Microsoft) si vous voulez regarder les clips vidéo. Sinon, rien ne fonctionnera.
Si dans le cas de notre SRC bien-aimée, on encourage actuellement les deux belligérants, la plupart des sites ne dépendent que de l’un des deux. On ne parle pas d’un simple logiciel qui peut venir s’ajouter sans problèmes dans un système, à l’instar de Firefox (Mozilla) dans Windows Vista (Microsoft). On parle de deux plateformes distinctes et incompatibles, des plateformes complexes de développement et de design Web, qui sont tissées d’applications souvent indigestes qu’utilisent les professionnels s’étant fait embrigader dans l’un ou l’autre des deux camps… ou ayant migré de Flash/Flex vers Silverlight.
Dans le coin gauche : Adobe
Commençons par Adobe, la proprio des marques Postscript, Acrobat, Flash et Shockwave, la première venue sur ce marché stratégique et celle qui le domine largement. Ici, la plateforme (pour Windows et Mac OS X – celle pour Linux est en gestation) se nomme AIR (« Adobe Integrated Runtime ») et l’outil principal de développement, Flex 3, un produit Open Source.
AIR qui se télécharge gratuitement chez Adobe, contient de nombreux logiciels libres, dont le moteur WebKit HTML, la machine virtuelle Tamarin ActionScript et la base de données SQLite. Il permet de créer des applications Web en Flash/Flex et en HTML/JavaScript. On est rendu quelques grosses coches par-dessus les bonnes vieilles applets Java.
Quant à Flex, c’est un produit vendu 250 $ (code source néanmoins publié) qui, contrairement à Flash (langage informatique conçu essentiellement pour fabriquer des animations), se destine aux développeurs d’applications Web, les RIA (« Rich Internet Applications »), c’est-à-dire des modules Web (objets) où l’interaction conviviale avec l’usager est de mise. On dit que les programmeurs qui ont des notions de C, C++, C#, Delphi, VB, PHP ou de ColdFusion, peuvent y arriver assez facilement. Comme Flash, il crée des fichiers SWF, ce qui permet aux produits qui en découlent de tourner dans un petit Flash Player (ou dans AIR). Pour en mesurer l’impact, citons Adobe qui estime à 10 M le nombre d’installations quotidiennes à l’échelle mondiale de Flash Player dans un ordinateur.
Dans le coin droit : Microsoft
Passons maintenant à Microsoft, la marque techno habituellement la plus répandue en entreprise. Comprenant tout ce qui précède et en mesurant l’impact sur son écurie, la géante a eu l’idée de la WPF (« Windows Presentation Foundation ») et de la WPF/e (« WPF/Everywhere »).
La première qu’on appelait « Avalon » du temps où Vista se nommait encore « Longhorn » était la spécification graphique du dot-net 3.0, incluant le langage XAML (« eXtensible Application Markup Language »).
La seconde était le nom de code de Silverlight (apparu il y a un an en version bêta 1), un module complémentaire ou plugiciel (« plug in ») pour fureteur Windows et Mac, spécifique aux RIA. Ici, l’acronyme signifie « Rich Interactive Application » et non pas « Rich Internet Application » comme chez Adobe. Parfaitement intégré à l’environnement Dot.Net, Visual Studio, Expression Studio, etc., Silverlight en est rendu à une version 1.0 officielle (1.1 sous peu) et à une bêta 1 de la version 2.0. De plus, un projet appelé Moonlight tente d’adapter le produit à l’environnement GNU/Linux.
En même temps, Silverlight s’attaque à Flash, un produit phare développé par Macromedia qui passa chez Adobe lors de l’achat/fusion de 2005. Les témoignages de développeurs sont nombreux à l’effet que le produit de Microsoft est plus facile que l’autre. Il nécessiterait moins de temps, moins de patience et moins de formation. Ce serait le cas, notamment, dans les animations, les banques de formes, les polices de caractères ou encore les codecs vidéo. Reste que l’unanimité n’est pas encore faite. S’il y en a pour dire que Flash ne fait pas vraiment plus que Silverlight, il y en a d’autres pour démontrer que Flash peut aller beaucoup plus loin que son nouveau rival du côté animation.
Mouvance dans l’industrie
Est-ce que ça marche? Microsoft affirme qu’il se ferait présentement 1,5 M d’installations de Silverlight par jour. On ne parle pas seulement de petits utilisateurs comme le soussigné, mais de grosses boîtes comme AOL, Madison Square Garden (MSG) Interactive, Aston Martin, Le Cirque du Soleil, WeatherBug ou NBC Olympics. De plus, à partir d’un sondage mené auprès de 400 développeurs de RIA, la firme de recherche Evans Data estime que Silverlight va tripler sa part de marché au cours des 18 prochains mois (chiffres conspués par les vrais aficionados d’Adobe). Si ces énoncés ne sont pas contestés par le Yankee Group, une autre firme de recherche, on les nuance cependant en disant que la techno Flash est loin d’être en péril. Que Silverlight triple sa part de marché, le résultat sera encore très minime comparé à celle du tandem Flash/Flex.
Jusqu’ici, quelques responsables de projet m’ont affirmé, dans le cadre de reportages, avoir réalisé des économies de temps et d’argent en préférant la techno de Microsoft à celle d’Adobe. Comme tout est intimement intégré aux outils Dot.Net, le flux de travail qui en découle serait simplifié et on ne serait plus obligé de travailler en silo. M’a-t-on juré. Pour une illustration très probante de cette techno microsoftienne, on peut par exemple visiter le très beau site de la chaîne Hard Rock.
On dit que Silverlight est soutenu par une cohorte de mécréants à la solde de l’Empire, des développeurs dont plusieurs sont experts en Flash et en Flex. On dit que ces gens analysent tout ce que peut faire la plateforme Adobe pour pouvoir offrir une alternative meilleure, moins chère et plus simple. Mais en même temps, on comprend que ces gens s’attaquent à une culture, à 10 ans d’archives et d’expertise, à une base établie faramineuse, un peu comme Adobe l’a fait à Quark sur le marché de la publication, avec InDesign (la vengeance de PageMaker…). Et il y a résistance; ça chiale dans les forums. On affuble Microsoft de mots de quatre lettres.
La question est maintenant de savoir si cette résistance est semblable à celle des années 1990, où des utilisateurs enthousiastes, bruyamment convaincus que WordPerfect était LE traitement de texte, affirmaient que Microsoft Word ne valait pas l’encre utilisée pour en parler dans les magazines, ou encore à celle de ces défenseurs acharnés de Netscape qui hurlaient d’indignation devant l’enrageante venue d’Internet Explorer, un mauvais produit sans avenir.
Mais, comme on le sait tous, l’histoire ne se répète pas; le contraire est un poncif sans fondement scientifique. N’est-ce pas?
Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.
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