On a tous entendu l’expression orwellienne selon laquelle Big Brother nous observait et on a tous frémi. Puis, la vie n’étant pas de la littérature, on est passé à autre chose, confiant en la capacité de nos frères humains de bien repousser de telles attaques contre la vie privée. Pourtant…
Quand on épluche l’actualité techno d’un peu plus près, on se surprend à vouloir relire le livre de George Orwell en se disant que l’auteur de 1984 n’était peut-être pas complètement à côté de ses pompes. Vous ne me croyez pas? Lisez ces quelques faits, parmi bien d’autres. Le mois dernier, c’est le ministre canadien de la Sécurité publique, Stockwell Day, qui lançait un projet pilote d’une durée d’un an, visant à surveiller quelque 30 délinquants ontariens par bracelet de cheville GPS. Ainsi, croit-on, le Service correctionnel du Canada sera en mesure de savoir si un condamné enfreint une condition imposée (heure de rentrée, assignation en résidence, restrictions géographiques, etc.). Si les résultats sont satisfaisants, Ottawa pourrait transformer le projet en programme pancanadien. « Cette initiative permettra de mieux protéger les collectivités et elle fournira un outil additionnel pour prévenir la criminalité », a affirmé le ministre.
Pendant de temps-là, la société française Car Telematics, des experts en géolocalisation de flottes, lançait Kiditel, un délateur électronique à techno GPS destiné aux parents voulant surveiller la position et les déplacements de leur enfant. Au même moment, la texane iSight Real-Time Tracker faisait des sous à vendre une bricole permettant de suivre dans le détail quelqu’un (p. ex. un ado) à qui on avait prêté sa voiture : trajet, arrêts, vitesse, etc.
Mieux encore, la société thaïlandaise GoPoass Technology lançait l’an dernier un cafard encore plus vicieux, l’AVL-900. Non seulement l’avait-on conçu (techno GPS) pour rapporter furtivement les mouvements d’une voiture (localisation, direction, vitesse, etc.), mais on l’avait également équipé (puce et micro) pour retransmettre et stocker les sons (conversations, bruits intérieurs et extérieurs, etc.).
Et avez-vous entendu parler de Marilyn Light Bags, une firme texane qui se spécialise dans les sacoches protégées par GPS? « Volez-moi qu’on attrape un bandit », dit le sac, la langue quasiment sortie. Et que dire de cette histoire de surveillance postale rapportée par le magazine The Economist. Grâce à un mini cafard GPS inséré dans une enveloppe, lequel émet un signal de positionnement (tant que dure sa pile, ce qui peut dépasser une semaine), il est possible pour les autorités, de déterminer où surviennent les ralentissements dans le processus de livraison. On poste le « bogue » et on observe son mouvement.
Tapez les bons mots clé dans Google et vous découvrirez bien d’autres histoires de ce genre, parfois de moins récentes. Ainsi, on peut lire qu’il est possible, depuis 2003, d’utiliser le réseau cellulaire pour bien « surveiller » autrui. La société britannique Followus, compte aujourd’hui 100 000 abonnés et met sous contrat 5 000 nouveaux clients par mois (même succès du côté de Verilocation, pour ne citer que ces exemples). Pour peu que le cellulaire fourni aux employés soit muni d’une carte à puce appelée SIM (Subscriber Identity Module), il est possible de les suivre dans leur déplacement. Tel livreur, a-t-il pris la meilleure route? Tel représentant, a-t-il arrêté trop longtemps dans un secteur inhabituel? Tel technicien est-il vraiment pris dans un embouteillage? Lequel de nos employés est le plus près de ce client qui vient de nous placer un appel à l’aide? Et le petit malin qui tente de ruser peut être facilement déjoué. La techno permet d’envoyer, de temps à autre, un message requérant un NIP auquel l’employé (et non pas copain qui porte le cellulaire pendant que lui fait autre chose) doit répondre.
Un autre bel exemple est celui du RFID (Radio Frequency Identification), une technologie de repérage électronique qu’il ne faut pas confondre avec GPS (Global Positioning System). Un cafard (puce émettrice dotée d’un numéro de série unique) est rattaché à ce que l’on veut retracer (véhicule, bien, personne, etc.) et émet sans relâche un bip par ondes radio qu’un récepteur intelligent transforme en info numérique enrichie. On peut ainsi suivre à la trace ce que l’on veut. Des experts, comme ceux de l’entreprise outaouaise Cactus Commerce, estiment que cette techno serait présentement en croissance exponentielle. Même que d’ici deux ans, le nombre de ces petits cafards radio en service pourrait atteindre 33 milliards, comparativement aux quelque deux milliards présentement en service. En fait, le gotha des grands noms logiciels, les SAP, IBM et autres Sun, préconisent cette techno.
Ces gens affirment qu’il ne sera plus possible de parler gestion des approvisionnements (transport, distribution, entreposage ou commerce au détail), sans qu’il ne soit question de RFID. Par exemple, Wal-Mart (8 % du nombre total de contenants cartonnés au monde…) exige déjà de ses plus importants fournisseurs qu’ils utilisent cette techno. Or plus cette dernière percera les marchés, moins les puces émettrices, ces essentiels petits cafards, coûteront chers à fabriquer. Et, un jour, tout le monde pourra s’en procurer. Beau bon pas cher.
Bref, tout semble bien en place pour que Big Brother, sa petite sœur et ses cousins puissent plus que jamais prêter oreille à nos dires et observer nos moindres faits et gestes. Le problème – si c’en est un – c’est qu’il ne semble pas y avoir de levée de boucliers nulle part. Bien au contraire!
Avez-vous déjà entendu parler de ces « réseaux sociaux » où les gens s’offrent au repérage de leurs « amis »? Ça se nomme un « Location Aware Mobile Social Network ». Vous êtes à New York et vous voulez que vos « amis » vous « voient » déambuler sur Broadway ou sur Madison, qu’ils en bavent en vous « regardant » humer l’air frais de Central Park. Peut-être espérez-vous qu’un de vos « amis » y soit lui aussi et que par « petits pitons bleus interposés » avançant sur une interface à la MapQuest, vous vous rencontriez? Peut-être souhaitez-vous les impressionner tous en publiant, directement du chic resto Serendipity dans le Upper East Side, votre évaluation de la cuisine et du service?
C’est le cas de plates-formes de plus en plus populaires comme celles de Loopt, de whrrl ou de Brightkite. Dans un contexte de réussite sociale où l’important est le paraître, où la vanité prend le pas sur la discrétion, il peut sembler important que 37 personnes, le EUX, suivent quelqu’un, le MOI, en train de se promener dans New York. Mal générationnel ou mode passagère reflétant les valeurs de l’heure, les adeptes semblent ici ouvrir grand les bras aux armées de robots utilisés de nos jours pour cueillir de l’information. Jusqu’ici, la vie privée, la discrétion et la prudence avaient de l’importance. Désormais, on met tout dans Facebook (pour parler en euphémisme) comme si on acceptait de vivre sans inhibition, sans paravent par rapport à la place publique, sachant même qu’il sera très difficile de détruire cette information advenant qu’un jour, on veuille revenir vers un style de vie plus discret. Et, comme si ce n’était pas assez, voici maintenant qu’on utilise le GPS pour avertir ses « amis » de ses déplacements à la minute près.
C’est sûr, comme le Père Noël et le Bonhomme Sept Heures, Big Brother n’existe pas. Il semble plutôt y avoir plein de Little Brothers, certains honnêtes, d’autres malhonnêtes (avec les 256 teintes de gris entre ces deux pôles) qui travaillent comme dix et qui ont de moins en moins de difficulté à cueillir des informations sur des individus, des groupes, des utilisateurs, des clients et des promeneurs sociaux. Mais pour les fidèles de Loopt, Brightkite ou whrrl, tout cela ne semble pas bien grave. Ne s’agit-il pas plutôt d’une belle technologie qui va peut-être les aider à devenir des vedettes, cette motivation suprême qui semble, présentement, avoir pris le dessus sur toutes les autres valeurs sociales?
Mais, comme l’a si bien dit Georges Orwell, « chaque génération se croit plus intelligente que la précédente et plus sage que la suivante ». Alors, je vais me taire et continuer à priser mon mode de vie discret.
Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.
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