Les conférenciers du SIJM 07 ont enjoint les artisans du secteur à adopter une approche de création plus responsable et plus près des préoccupations des joueurs.
La quatrième édition du Sommet international du jeu de Montréal (SIJM) a réuni les 27 et 28 novembre plus de 1000 développeurs de jeux vidéo du Québec et de l’étranger. Piloté par les principaux studios de jeux québécois réunis au sein de l’organisme Alliance numérique, cet événement a pour but de favoriser le développement des compétences dans l’industrie du jeu. Les nouvelles générations de consoles (Wii, PS3, Xbox 360) étant bien en place, les studios doivent maintenant créer de nouvelles expériences interactives, ludiques et immersives… Cela pose de nombreux défis artistiques, technologiques, commerciaux et même éthiques. Il en a été question tout au long du SIJM 2007.
Lors d’une discussion sur la conception de jeux de nouvelle génération, les têtes créatives des principaux studios québécois ont tenté de définir ce qu’est, en fait, le contenu de prochaine génération. Tous s’entendent pour dire que l’amélioration de la qualité graphique est emballante, mais qu’on y accorde trop d’importance, souvent au détriment de l’expérience du jeu.
David Lightbown, directeur artistique senior chez A2M, a lancé le débat en discutant des bullshots, ces saisies d’écran utilisées par les équipes de relations publiques et de marketing à des fins promotionnelles. Ces images, dont la qualité est généralement bien supérieure à ce que le jeu offrira au final, inscrivent dans l’imaginaire des médias et du public une fausse idée: le graphisme hyperréaliste est garant du succès.
Clint Hocking, directeur de la création chez Ubisoft, ne s’en formalise pas outre mesure. « Les gens de marketing ciblent le joueur type et il est clair qu’on suscitera davantage son attention en lui en mettant plein la vue. Ces images servent à démontrer la qualité graphique des consoles. Et il faut bien que les consoles se vendent, car autrement, on finira tous dans la rue. »
Thomas Wilson, directeur créatif chez Beenox, considère qu’il y a encore beaucoup de place pour l’innovation graphique et artistique. Il souhaite, par exemple, que les concepteurs de jeux s’inspirent davantage de la peinture et des arts visuels, comme l’a bien réussi le film What Dreams May Come.
Oliver Sykes, producteur senior chez EA Montréal, rappelle que le graphisme constitue un élément-clé dans les jeux vidéo, mais que la « jouabilité » et l’expérience de jeux importent davantage. « Les consommateurs sont davantage expérimentés, dit-il. Aujourd’hui, ils veulent des jeux qui se jouent bien, dont ils comprennent les règles… »
Patrick Fortier, directeur de la création chez A2M, est ravi qu’on qualifie de « nouvelle » la génération actuelle de consoles et de jeux. « Ça marque une évolution, dit-il, on se permet de penser autrement, de remettre en questions certaines habitudes et façons de faire. »
Lors d’une autre conférence sur la « guerre » des consoles, le vieux routier qu’est Don Daglow, fondateur de Stormfront Studios (Californie), a rappelé à ses cadets combien l’histoire avait tendance à se répéter. Don Daglow a traversé six cycles de console depuis son entrée dans l’industrie à titre de directeur de création pour Intellivision, il y a 25 ans. Avant, il développait des jeux sur ordinateurs centraux.
Son analyse est simple: le cycle de vie des consoles s’échelonne sur cinq ans. Les premières années sont très difficiles, les suivantes, profitables et la fin du cycle, inquiétante. Parallèlement, les habitudes de consommation changent à un rythme d’environ 12 ans. C’est grosso modo le temps qu’il a fallu pour que les consoles passent de la chambre des enfants au salon. Le prochain cycle sera marqué par l’ubiquité, les technologies sans fil et l’entrée des sociétés de télécommunication et de télédistribution dans l’univers du jeu.
Choc des idées
Comme c’est le cas chaque année, les organisateurs du Sommet du jeu ont invité quelques conférenciers reconnus pour leur franc-parler et leur propension à susciter débats et réflexions. Le concepteur Randy Smith, par exemple, a parlé de l’habitude qu’ont certains joueurs de constamment enregistrer et recharger leurs parties. L’expert parle du phénomène comme s’il s’agissait d’une maladie mentale grave qui mine l’expérience du jeu. Dans la psychologie du joueur, le désir d’immersion, l’importance accordée aux variables comme le temps et l’investissement émotionnel, son rapport avec les pertes et les risques, déterminent s’il enregistrera sa partie, la chargera ou non. Les concepteurs de jeux ont tout intérêt à mieux comprendre la psychologie du joueur.
Yoshiaki Koizumi, chef de projet chez Nintendo à Tokyo et directeur de jeu pour Super Mario Galaxy, a refait le parcours qui a mené Super Mario du 2D au 3D pour atterrir sur la planète Wii. Tout comme son mentor Shigeru Myamoto (le créateur de Super Mario), Yoshiaki Koizumi soutient que le plus grand attrait du fait de travailler sur des jeux en 3D est la caméra. « La caméra dit-il, ouvre des concepts de développement qui n’étaient pas disponibles auparavant. Mais les caméras posent certains problèmes au joueur. L’impression de profondeur peut être faussée, le joueur peut se perdre ou avoir le mal de mer. Or le mandat du développeur de jeux est de créer un effet de surprise et un jeu facile. Il faut donc éliminer ces problèmes. »
Chris Hecker, Technology Fellow chez Electronic Arts, estime qu’il est essentiel de repousser toujours plus loin les limites actuelles de la conception et de l’interactivité. Rappelant que la nature même du travail de création d’un jeu vidéo repose sur deux composantes (la création et la technologie), il invite les développeurs à mieux connecter les deux hémisphères de leur cerveau. Selon lui, le principal défi actuellement dans l’industrie du jeu concerne l’utilisation créative des outils et des logiciels d’intelligence artificielle.
Kevin Tate, directeur du développement – animation chez EA Tech, souligne que les processus de production en place dans les grands studios de jeux et l’obsession pour le respect des échéanciers placent les programmeurs dans une situation si stressante qu’ils en oublient parfois de faire preuve de gros bon sens. Cela brime aussi l’innovation.
« La norme, dans l’industrie [du jeu et du logiciel], c’est qu’on suit un calendrier séquentiel et qu’on occulte tout ce qui se passe en dehors de qu’il y est inscrit, dit Kevin Tate. Si un livrable n’est pas respecté, toute l’équipe sait qu’elle devra mettre les bouchées doubles les jours suivants, rattraper le retard et respecter l’échéance suivante. […] Toutes les fonctions d’un logiciel n’ont pas la même valeur. Or, dans un projet de développement, on a tendance à tout mettre sur le même pied d’égalité. À mon avis, on n’accorde pas assez d’importance à la simplicité d’utilisation. »
Considérations éthiques
Consultant pour des entreprises dans le domaine du jeu, auteur et concepteur de jeux « intelligents », Jonathan Blow a prononcé l’une des conférences principales du Sommet et profité de l’occasion pour inviter l’industrie à « réinitialiser la conception de jeu ». Selon lui, les idées préconçues, les formules et les habitudes en place dans les grands studios encouragent la production de jeux trop souvent décevants, répétitifs, bêtes et peu imaginatifs. Et puisque le jeu devient un média de masse au même titre que le livre, le cinéma et la télévision, la multiplication des jeux bêtes qui véhiculent des valeurs socialement inacceptables sera aussi dommageable pour la santé publique que l’abus de drogues et de fast-food. Il est grand temps que les développeurs adoptent une attitude plus responsable, pense Jonathan Blow.
Incidemment, cette année, le SIJM accueillait également une conférence parallèle sur le jeu dit sérieux, c’est-à-dire l’utilisation des jeux dans un contexte éducatif, le multimédia d’apprentissage, la simulation, etc.
Jonathan Blow souligne que la majorité des jeux reposent sur le principe simple de la carotte et des récompenses programmées. Le joueur doit réaliser telle ou telle action pour obtenir telle ou telle récompense. L’utilisation des récompenses n’a rien de mal, mais cela n’est pas une fin. Il existe de nombreuses autres façons de rendre un jeu amusant, mais on utilise la plus simple, quitte à sacrifier la qualité de vie des joueurs. Souvent, l’expérience de jeu n’apporte rien d’autre que de tenir le joueur accroché par une quête de récompenses.
Jonathan Blow invite les concepteurs de jeux à explorer plutôt qu’à fabriquer. Le design exploratoire encourage les concepteurs à découvrir et à tester de nouvelles approches, concepts, façons de faire.
« En voulant rejoindre le plus large public possible, l’industrie exploite les joueurs de façon immorale, dit-il. Quand des millions de gens achètent nos jeux, on pompe une substance mentale dans l’environnement mental collectif. En tant qu’industrie, on est en train de mener le public dans le même état que les jeunes obèses. Moi, si j’étais le dirigeant d’une compagnie de cigarettes, de fast-food, ou l’éditeur de World of Warcraft, je ne serais pas très fier de mon job. »