DROIT ET TI En droit canadien, il est légal de créer un site Web qui a pour seul but de critiquer une entreprise ou une organisation, mais on ne peut pas le faire n’importe comment : il y a des règles à respecter.
Avez-vous déjà été profondément choqué par les agissements d’une compagnie ou d’une organisation ? Les raisons peuvent être bien diverses… Sur une échelle relativement petite, vous pouvez avoir vécu une très mauvaise expérience quant au service à la clientèle, voir à son absence. D’autre part, sur une échelle beaucoup plus grande, vous pouvez avoir été témoin de l’état des lieux, dans la forêt amazonienne, une fois qu’une grande pétrolière avait terminé son prélèvement de l’or noir.
La compagnie a le droit d’expliquer ce qu’elle fait, et elle l’explique habituellement, du moins en ce qui concerne les évènements majeurs, par des communiqués de presse. Il arrive que la décision de cette organisation soit la meilleure, la moins mauvaise, ou encore la seule à prendre dans les circonstances.
Mais le public, ou encore quelqu’un possédant un intérêt particulier, ont aussi le droit de faire entendre leur voix. Il arrive que les agissements des organisations qui sont critiqués soient… résolument critiquables !
Le principe
Le principe de base est que chaque partie a le droit de faire entendre sa voix, de façon à ce que les membres du public puissent se faire eux-mêmes une opinion.
Au niveau des noms de domaine cela se traduit par le droit, assez surprenant tout de même, de déposer des noms de domaine comprenant le nom d’une organisation, accompagné d’une particule démontrant que le site a pour but de la critiquer. Si à des fins d’exemple l’on utilise le nom fictif « Zappp », il serait légal de déposer le nom de domaine « Zappp-nul » ou encore, dans la langue de Shakespeare (mais ce ne sont pas ses paroles…) « Zappp-sucks ».
Cependant, de tels sites Web doivent respecter certaines limites. Notamment, la critique doit se faire dans un contexte non-commercial. Un compétiteur de Zappp ne peut déposer un site qui critique Zappp.
Dans une décision rendue en 2008 en vertu des règles sur les noms de domaine canadiens, Canderel Stoneridge Equity Group v. Shevchenko, l’arbitre chargée de rendre une décision a rappelé certaines autres de ces limites. Canderel Stoneridge est une compagnie liée à Canderel, un groupe canadien oeuvrant dans le secteur immobilier. Le nom de domaine du site Web principalement utilisé par le groupe Canderel à l’époque était Canderelgroup.com.
Shevshenko avait déposé au Canada le nom de domaine CanderelStonerige.ca. D’une part, le nom de domaine déposé par Shevshenko ne comprenait aucune particule permettant de deviner qu’il s’agissait d’un site critique à l’endroit de Canderel; de plus, il s’agit exactement du nom d’une des entreprises du groupe. D’autre part, et peut-être surtout, Shevshenko avait utilisé tous les mêmes éléments graphiques que Canderel utilise habituellement sur son site. L’arbitre a noté que la seule différence entre le site de Shevshenko et celui de Canderel était le texte, Shev-shenko utilisant notamment les logos, marques de commerce et noms corporatifs. Le texte racontait les expériences difficiles que Shevshenko disait avoir vécues avec Canderel et décrivait sa colère et sa frustration quant à ces expériences.
La décision
L’arbitre s’est posé la question à savoir si Shevshenko possédait ce qui est décrit, dans les règles canadiennes touchant les noms de domaine, comme « un intérêt légitime » quant au nom de domaine; l’une des possibilités décrites par ces règles est l’utilisation non commerciale de bonne foi, incluant la critique. L’arbitre a décidé que le but du site était de critiquer Canderel et que la critique est permise; cependant, l’utilisation illégale de la propriété intellectuelle de Canderel faisait en sorte que le critère de bonne foi ne se voyait pas respecté.
La bonne foi paraissait d’autant plus mise de côté que les commentaires mentionnés sur le site de Shevshenko étaient anonymes.
L’arbitre a décidé de forcer le transfert du nom de domaine déposé par Shev-shenko à Canderel.
L’on peut déduire que Shevshenko aurait eu le droit d’utiliser un nom de domaine incluant le nom de Canderel et une autre particule, comme « non à », ou « difficultés », etc., dans la mesure où des récits de ses expériences, identifiés à son nom, auraient été inclus dans un format qui aurait été le sien, et non celui de Canderel.
Le droit à la critique existe sur le Web. En y faisant des recherches, il est assez facile de savoir ce que d’autres ont pensé d’une organisation, d’un produit ou d’un service. Cet exercice doit cependant se faire à l’intérieur d’un cadre respectueux des droits de celui ou de celle qui est critiqué(e) : ceci comprend notamment le respect de la propriété intellectuelle, ainsi que, ne l’oublions pas, l’absence de diffamation.
Rappelons que dire « le produit Zappp s’est brisé la première fois que je m’en suis servi » ne constitue pas de la diffamation, dans la mesure où les faits relatés sont vrais, mais dire « le personnel de Zappp est une bande d’imbéciles » constitue habituellement de la diffamation…
Michel A. Solis est avocat, arbitre et médiateur. Il oeuvre dans le secteur des TI depuis bientôt 20 ans.