Grâce à la prolifération des technologies, jamais le savoir n’a été aussi vaste et accessible pour l’être humain. Mais la mémoire des connaissances risque-t-elle de se faire plus rare?
Décidément, l’être humain ne cesse d’évoluer. Au gré de l’Histoire, il s’est doté de moyens de communication qui ont facilité l’expression et l’interaction. Il y a eu le geste, puis le dessin. La parole, il y a 35 000 ans, a permis de transformer en mots des idées, des concepts, des notions et des faits. Dès lors, l’être humain a pu partager des connaissances au contact d’autres personnes, qui gardaient les informations apprises « en mémoire », dans leur matière grise.
L’invention de l’écriture, il y a 5 000 ans, a permis de mettre ces idées sur un support afin de les partager ou d’y référer lorsque l’être humain ne se souvenait plus ou « perdait la mémoire ». Des mécanismes de reproduction ont été ensuite inventés au fil de siècles pour accélérer la transmission et le partage de ces connaissances couchées sur papier.
Au 20e siècle, les sens de l’être humain utilisés pour l’apprentissage ont été sollicités de nouvelles façons, que ce soit l’ouïe, avec la radio, le téléphone et les supports audio, ou la vue avec le cinéma, la télévision et les supports vidéo. Ces dernières années, l’ordinateur et l’Internet ont repoussé les limites de la transmission et du partage de l’information, autant en termes de quantité et de qualité qu’en termes de disponibilité de l’information – quasi immédiate – et la diversité des moyens d’y accéder. Aujourd’hui, des téraoctets d’informations numérisées sont à la portée d’une personne, en quelques mots et quelques clics de souris!
Mais qu’en est-il de la capacité de la mémoire?
Fossé mnémonique
Au gré de l’évolution, des fossés ont sans cesse séparé des personnes. Aux fossés de l’éducation et de la richesse s’est ajouté récemment celui du numérique, alors que des personnes avaient accès à l’autoroute de l’information et d’autres, pas. Petit à petit, ces fossés se remplissent grâce à des programmes et à des initiatives qui visent à combler les écarts. Malheureusement, ces écarts se maintiendront en raison d’un manque d’intérêt ou de capacité, et ce, malgré toute la bonne volonté du monde.
L’information est plus accessible que jamais, mais que dire du niveau « d’activité » de l’être humain en matière d’apprentissage et de rétention des connaissances? Est-ce possible que l’être humain, déjà en mode « passif » à l’écoute de médias fondés sur le son et l’image, devienne paresseux et ne cultive plus sa mémoire comme avant?
Par exemple, il y a quelques semaines, Nicolas Ritoux de La Presse soulignait dans une chronique que les proverbes étaient en voie d’extinction dans les discussions courantes. Rares sont ceux et celles qui récitent par cœur des poèmes et des fables. Les résultats des micros-trottoirs menés de temps à autre auprès des badauds ou des élèves sur les connaissances des dates historiques font sourciller…
Mais il y a des énoncés, entendus de plus en plus fréquemment, qui font vraiment écarquiller les yeux. J’ai juste à faire une recherche dans [insérez ici un nom de moteur de recherche] et je vais le savoir tout de suite. Certes, de pouvoir accéder à de l’information qui procure la réponse à une question est très pratique pour assouvir la soif de connaissance – plus besoin d’ouvrir un dictionnaire ou d’appeler un beau-frère érudit… Mais lorsqu’on entend du même souffle, avant l’énoncé précédent, quelqu’un dire C’est pas grave ou C’est pas important, à propos de l’ignorance d’une idée ou d’un savoir qu’on qualifierait de « commun », il est à se demander si la passivité pourrait guetter l’être humain.
Déjà, des personnes n’accordent pas d’importance à deux éléments importants de la communication, soit l’écriture, alors que la qualité de l’orthographe et de la grammaire des écrits sur l’Internet est parfois décourageante, et la parole, alors que la qualité du vocabulaire et la construction des phrases sont parfois réduites à leur plus simple expression. Certes, on ne peut exiger que tous écrivent et parlent comme à l’Académie française – le résultat pourrait être très ennuyeux – , mais certains ne cultivent plus leur mémoire pour apprendre ou retenir les notions de base du langage commun. Qu’en sera-t-il des idées et des notions retenues?
Il n’y a pas si longtemps, certains peuples autochtones avaient peu ou pas de supports pour inscrire les connaissances. Les aînés, les détenteurs de la sagesse, racontaient par la tradition orale le savoir aux enfants qui, au gré de leur croissance, conservaient les connaissances et les retransmettaient à leur tour.
Ironiquement, des technologies ont permis de conserver des connaissances dans des langues et des dialectes qui sont aujourd’hui disparus, parce que les nouvelles générations ont cessé de les parler. D’ailleurs, Marius Barbeau a fait un travail inestimable de conservation du savoir, tout comme le chanteur Michel Faubert qui parcourt les régions pour enregistrer et apprendre des chansons « des vieux. » Sans les technologies, certains pans de la mémoire collective seraient perdus à jamais.
Mais des personnes se fient déjà sur l’omniprésence des technologies pour ne pas se donner la peine de se souvenir. Pour celles-ci, la mémoire technologique est déjà leur mémoire vive…
Jean-François Ferland est journaliste au magazine Direction informatique.