L’histoire qui suit n’est pas celle du loup dans la bergerie, ni du mouton dans la meute. C’est plutôt celle de l’incarnation d’une vision stratégique devant permettre à Microsoft de demeurer commercialement pertinente pour encore de nombreuses années.
Gianugo Rabellino, un avocat italien récemment installé dans la région de Seattle, a été, toute sa vie durant, un intervenant majeur dans la communauté européenne de l’Open Source (NDLR : logiciel libre en français). Entre autres, il a été président fondateur de la Société Linux italienne et de SourceSense Europe, une boîte spécialisée en solutions Open Source. Or voilà qu’après avoir été un apôtre de Slackware, Debian et Ubuntu, il déclarait, l’automne dernier, que ces systèmes d’exploitation, pourtant excellents à bien des égards, n’étaient peut-être pas l’idéal sur un bureau. Du même souffle, il avouait sa préférence pour le Mac, un ordi qu’il faudrait lui arracher, disait-il, « de ses mains mortes et glaciales ».
Pourtant, depuis l’automne, M. Rabellino utilise un bloc-notes Windows 7. Il le trouve rapide et bien conçu. « Je ne m’ennuie vraiment pas du Mac ! », confesse-t-il à Direction informatique. Que s’est-il passé ? Il est simplement devenu cadre supérieur chez Microsoft. Et comme, selon toute apparence, ses mains sont encore chaudes et vivantes, mais qu’il n’a plus de Mac, c’est que le redoutable Steve Ballmer le lui a arraché en même temps que le cœur, n’est-ce pas ? Comment expliquer autrement le geste d’un « Full-Patch Linux Aficionado », amateur de Mac a fortiori, qui accepte de s’embrigader dans les forces de l’Empire, pour y agir comme directeur principal de l’unité « communautés Open Source » ?
Comment ? Très simplement. Il faut juste aimer le développement logiciel et l’univers qui s’en dégage. Il faut juste être conscient que la majorité des développeurs n’œuvre pas à l’abri de miradors en environnement clos, jalousement propriétaire, mais à l’air libre du petit Bon Dieu, ce qui, dans la langue de Wikipédia, se nomme Open Source et Logiciel libre. En ce sens, « mon passage chez Microsoft a été un geste naturel, un passage absolument cohérent avec mon CV. Je continue ce que je faisais; c’est le même travail. » Et ça se tient. Même quand on connaît le point de vue particulier que bien des membres de la communauté Open Source partagent à l’endroit de Microsoft. Par exemple, qui eut cru, il y a pas si loin en arrière, que le PHP pourrait fonctionner sous Windows Azure, donc que des CMS comme Dupral ou WordPress pourraient tourner sans problème sur le grand nuage de Microsoft ?
Les temps changent. La Microsoft de 2011 n’est plus cette boîte « d’enrégimentation » qu’elle était dans les débuts de Ballmer, auteur de l’aphorisme Linux is a cancer ». On ne caporalise plus les clients sous le drapeau d’une marque omnipotente. Le patron de Gianugo Rabellino n’est nul autre que Jean Paoli, l’homme qui a entraîné Redmond dans le monde du XML, créant ainsi une des premières brèches dans le mur entourant son campus isolé.
Pourquoi Microsoft devrait-elle priver ses clients de bons produits ? Pourquoi devrait-elle demeurer de glace devant la masse croissante de développeurs à l’œuvre en giron Open Source ? De toute façon, la tendance semble être de se débarrasser d’un paquet de problèmes en fonctionnant en mode infonuagique, que le gros cumulus appartienne à IBM, Oracle, Sage ou Microsoft. Les entreprises n’en ont rien à cirer. Vraiment. Elles veulent continuer à faire leurs trucs, tirer profit des développements informatiques, tout en bénéficiant des derniers raffinements en sécurité, en portabilité, en intelligence. On ne peut bêtement se refermer face à de telles possibilités d’affaires. « Beaucoup d’entreprises utilisent des produits Open Source, dit-il, Microsoft se doit de les rejoindre. » Ainsi, Me Rabellino se définit comme une sorte de facilitateur « Microsoft vers Open Source » et « Open Source vers Microsoft », une sorte de « Go To Person » (M. Guichet Unique) pour toutes les questions concernant l’Open Source chez Microsoft. Il parle de la constitution d’un meilleur écosystème informatique. Et il adore.
En tout cas, c’est ce qu’il dit. Son gros accent PHP doit bien offenser les Red Necks du Dot-Net Framework, surtout quand il leur laisse voir ses tatouages de la Apache Software Fondation, mais il n’en parle pas. Du bout des lèvres, il reconnaît tout au plus certaines controverses, mais il fait surtout remarquer le nombre croissant des projets Open Source qui se déroulent chez Microsoft. «Ça évolue ! » Et c’est sérieux. Il est convaincu qu’il ne s’agit pas d’une baloune marketing ourdie par Steve Ballmer pour faire propre dans les salons. Il a la certitude que Microsoft a vraiment décidé de s’impliquer sur cette question. Pourquoi ? Pas comme le renard qui se colle des plumes pour mieux voler des poules. Simplement parce que l’avenir immédiat semble passer par Windows Azure, du moins chez Microsoft, un mode de fonctionnement informatique où la marque de la plateforme n’est pas vraiment pertinente. On y déploie l’application voulue, soit-elle Open Source ou aux anchois, on l’ajuste aux besoins du client, on y importe les données voulues. Le client est libre. En fait, il n’a désormais d’entrave que son contrat !
Me Rabellino parle d’une vision Open Cloud. Non, ce n’est pas un nouveau buzzword. C’est sa façon personnelle de qualifier l’intégration de produits/services, hier encore antagoniques, qui est en train de se faire dans l’éther infonuagique. Ici le mot clé est «interopérabilité ».Tout doit pouvoir fonctionner dans tout. On en est là. Se peut-il que demain, les gens utilisent des dispositifs intelligents, pas des PC Windows ou Linux ni des Mac, possiblement des mutants se situant dans le sillage des iPad et des tablettes Android ou PalmOS, grâce auxquels ils feront tout (et mieux) ce qu’ils font aujourd’hui avec leurs ordis ? Se peut-il qu’ainsi, la guéguerre Mac/PC soit chose du passé et que les gens se chicanent sur autre chose ?
Possiblement, réagit Gianugo Rabellino. Leurs données et leurs logiciels seront « quelque part sur le Web » en complète sécurité, « dans le respect des normes », et ils seront heureux. « La façon de penser (disques durs, boîtes USB, etc.) des vieux comme nous sera devenue marginale ». Il y aura encore des systèmes d’exploitation, mais on s’en triple-foutra, même si celui de Microsoft fera ceci de mieux que celui de Google ou que celui de HP sera plus rapide que celui d’Apple. Ce genre de trucs sera la « valeur rajoutée » qui permettra de mieux rendre, p. ex., le HTML5. On ne voudra que le service, l’info, le plaisir. On ne voudra pas passer des heures stressantes à faire de l’informatique.
C’est exactement là où, elle aussi, l’entreprise s’en va et Microsoft entend bien être en situation de pertinence commerciale. D’où les gens de l’Open Source qui travaille chez Microsoft. D’où le travail d’évangéliste international qu’accomplit Me Rabellino.
Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.