Aux prises avec des objectifs d’accroissement de l’efficience et une relève insuffisante, le secteur agricole lorgne du côté des technologies de collaboration Internet. Qui a dit que la terre et le numérique ne faisaient pas bon ménage?
Quand on est un conseiller et qu’on est appelé à intervenir sur des problèmes complexes, dont la résolution requiert la participation de plusieurs spécialistes aux compétences complémentaires et qui sont géographiquement dispersés, l’emploi d’une solution de collaboration sur Internet n’est pas un luxe. Et il n’y a pas que le secteur des technologies de l’information (TI) qui a compris l’utilité d’un tel outil, le secteur agricole l’a également compris.
En fait, les conseillers agricoles du Québec disposent, depuis l’an dernier d’un Bureau virtuel agricole et agroalimentaire. Une initiative du Centre de référence en agriculture et agroalimentaire du Québec (CRAAQ), le Bureau virtuel agricole a été réalisé par le Centre de recherche informatique de Montréal (CRIM), en collaboration avec le CEFRIO. Le CRAAQ réunit 527 dirigeants d’entreprises agricoles, agronomes, chercheurs, formateurs et conseillers, qui participent à l’établissement de contenus, de positions et de recommandations, qui servent ensuite aux entreprises agricoles et agroalimentaires, aux conseillers agricoles et aux intervenants du secteur.
Au nombre de 2 500, les conseillers agricoles sont sollicités lorsque des situations problématiques sont identifiées par les associations agricoles ou par les producteurs eux-mêmes. La résolution de ces problèmes nécessite souvent l’intervention de plusieurs conseillers aux compétences distinctes qui sont répartis à la grandeur de la province. Jusqu’à maintenant, ceux-ci devaient parfois parcourir de grandes distances pour se rencontrer, d’où une perte de temps et des frais importants. Mais maintenant, grâce au Bureau virtuel agricole, qui propose un environnement de collaboration Internet complet, incluant des fonctions de visioconférence et de partage de documents, ils peuvent se réunir virtuellement et se consulter sans avoir à sortir de leur salon.
« Les gens faisaient avant beaucoup de déplacements en auto », confirme Marie-Claude Lapierre, coordonnatrice du bureau de projets et des TI au CRAAQ – Montréal, responsable du projet du Bureau virtuel. « Ils pouvaient faire des conférences téléphoniques, mais c’est beaucoup moins efficace. […] Une partie de l’échange est aussi dans le visuel : la possibilité de se voir et de voir les mêmes documents à l’écran, s’il y a une présentation, permet un meilleur échange que de mettre quelqu’un en conférence téléphonique pendant deux heures, sans compter que ça finit par coûter cher en frais interurbains! »
Dans un contexte de pressions compétitives accrues sur le secteur agricole québécois, un outil contribuant à accroître la performance du secteur, comme le Bureau virtuel, ne peut être que bien reçu.
Mais au-delà de l’accroissement de l’efficacité des conseillers agricoles, le Bureau virtuel agricole a pour objectif d’amener les conseillers à collaborer davantage et de permettre l’établissement d’une base de connaissances spécifique au secteur agroalimentaire.
« La mission qu’on s’est donnée est de développer une culture de collaboration et d’échange de connaissances entre les conseillers, qui sont des personnes qui travaillent beaucoup en petites cellules ou de façon isolée, résume Marie-Claude Lapierre. Donc, ce qu’on voulait, c’était amener de nouvelles façons de travailler parmi les conseillers, sans briser la dynamique qu’il y a dans le secteur, et aider à la productivité du secteur en utilisant des outils technologiques. […] On voulait aussi que les plus jeunes puissent trouver l’information qu’ils ont besoin sans avoir à questionner les plus vieux, en consultant les questions qui ont déjà été posées et qui sont sauvegardées sur le site. Ils nous l’ont expressément demandé. Donc, les gens avaient besoin d’une plateforme pour pouvoir échanger, réseauter et travailler ensemble. »
« C’est le patrimoine de connaissances de l’expertise agricole qui se constitue à travers ce projet. », ajoute Josée Beaudoin, vice-présidente Innovation et transfert au bureau montréalais du CEFRIO.
Un espace de travail complet
Outre des fonctions de communication et de partage et d’annotation de documents, le Bureau virtuel agricole comprend des wikis et donne accès à diverses ressources disponibles sur Internet, dont des bases de données spécialisées et des hyperliens vers des sites reliés à l’agriculture. Les utilisateurs sont évidemment invités à enrichir au besoin les ressources que propose le Bureau virtuel. « L’outil Wiki n’est pas encore utilisé, précise Marie-Claude Lapierre. C’est la prochaine étape. »
« Le milieu agricole présente, par ses pratiques collaboratives, des conditions intéressantes pour pouvoir passer à ce mode d’ouverture et d’usage des réseaux sociaux dans les pratiques d’affaires, de poursuivre Josée Beaudoin. Ce ne sont pas tous les milieux qui présentent cette ouverture. Ça brise certains préjugés. Ce ne sont pas nécessairement des choses connues dans le milieu des TI. »
Le Bureau virtuel agricole a été construit en utilisant divers outils issus du monde du logiciel libre, dont la solution de collaboration Social Office de Liferay et le logiciel de visioconférence Via. « Quand on a évalué les différentes plateformes technologiques, on a choisi l’option du logiciel libre essentiellement pour des raisons de coût, car nous sommes une organisation à but non lucratif, explique Marie-Claude Lapierre. Déployer une solution commerciale auprès de 1 000 à 2 000 conseillers nous aurait coûté trop cher. […]
« On a quand même fait des développements dans la plateforme, au niveau de l’étiquetage : on voulait utiliser une clé pour étiqueter les productions et les sujets et offrir cette possibilité-là aux différents groupes d’utilisateurs pour pouvoir harmoniser l’étiquetage entre les communautés. C’est plus facile de trouver de l’information quand elle est structurée. »
Prochaine étape : augmenter l’usage
Bien que le Bureau virtuel agricole soit déjà opérationnel – il est actuellement utilisé par 200 conseillers -, il importe maintenant d’étendre son bassin d’utilisateurs, ce qui implique d’en faire davantage la promotion auprès des conseillers et de les accompagner dans leur appropriation de l’outil.
« Le défi avec ce projet-là, c’est l’appropriation des utilisateurs et l’accompagnement, confie Marie-Claude Lapierre. On s’est donné comme objectif d’y aller graduellement, groupe par groupe, et de les accompagner dans leur appropriation, parce qu’on a réalisé que de leur dire que c’était disponible et qu’il pouvait aller y créer leur communauté, probablement que ça ne fonctionnerait pas. Ça prend des animateurs qui s’assurent que les gens vont retourner au Bureau et qui vont les encadrer et les former de façon adéquate, ça, c’est un gage de succès. »
La disponibilité de la haute vitesse en région s’ajoute au défi que constitue l’accompagnement des utilisateurs, puisque l’utilisation de la visioconférence est difficile voir impossible sans une connexion à haute vitesse. « L’accès à la haute vitesse, c’est le frein pour certaines organisations, reconnaît Marie-Claude Lapierre. La haute vitesse en région s’en vient, mais ça n’y est pas encore. »
Le CRAAQ prévoit, en outre, ajouter prochainement des groupes à ceux qui utilisent déjà le Bureau virtuel agricole (voir, page à la page suivante l’encadré intitulé Le lait pour commencer), dont le Centre de développement du porc du Québec (CDPQ), les Conseillers en relève et établissement agricole (CRÉA), le Réseau Pommier et les chargés de projets du CRAAQ, qui sont en lien avec l’ensemble des comités experts du CRAAQ.
« Idéalement, on aimerait que le conseiller puisse accéder à des bases de connaissances en ligne et participer à des visioconférences quand il est chez son client, le producteur agricole, affirme Josée Beaudoin. C’est l’objectif à long terme. »
Le lait pour commencer
Le projet du Bureau virtuel agricole est en fait composé de trois projets pilotes, soit Valacta, pour lesservices d’analyse et d’optimisation de la production laitière, le Réseau en économie et en gestion agricole (REGA), pour les services-conseils en gestion d’entreprises agricoles, et Les Bleuets nains, pour les services-conseils concernant la culture des bleuets nains. Le centre d’expertise en production laitière Valacta a participé au projet du même nom qui est à l’essai depuis janvier 2008.
Situé à Ste-Anne-de-Bellevue, Valacta fournit aux producteurs laitiers du Québec et des provinces de l’Atlantique divers services leur permettant d’améliorer la performance de leur troupeau et la qualité de leurs produits. Figurent parmi ceux-ci des services de R&D, des services de laboratoire, tels que l’analyse du lait et de la nourriture fournie au bétail, et des services informatiques, dont l’accès via Internet au logiciel de gestion de la production laitière Agri-Lacta. L’organisation emploie 70 personnes à son établissement principal, qui comprend un laboratoire. S’ajoutent à ce nombre 200 experts répartis sur le territoire.
« Le producteur reçoit ses rapports par Internet et quelques jours après on est là pour les interpréter et faire des ajustements, par exemple, au programme alimentaire, à la reproduction, etc., explique Élaine Cloutier, coordonnatrice de la formation et du transfert technologique chez Valacta. On fournit aussi des services plus ponctuels de conseil stratégique, en fonction des problématiques qui ont été identifiées à la ferme. […] Comme nous sommes une entreprise privée qui ne fait pas de grands profits, on est toujours à l’affût de nouvelles façons de faire pour diminuer les coûts. On voyait dans les nouvelles technologies une avenue pour mettre les gens en contact plus fréquemment et diminuer les coûts de rencontres. »
Par l’entremise du projet Valacta, une dizaine d’agronomes experts, dont la moitié est située au siège social de Valacta et l’autre en région, se rencontrent « virtuellement » tous les 14 jours, par l’entremise du Bureau virtuel, pour faire le bilan de leurs interventions depuis la dernière rencontre. La moitié des agronomes n’avaient jamais utilisé ce type d’outil.
« L’appréciation du Bureau virtuel est très élevée pour ce qui est de l’équipe de recherche et développement, soutient Élaine Cloutier. On en fait une utilisation assez soutenue; on a modifié beaucoup notre rythme de réunion de groupe. Comme c’est assez coûteux de réunir tout le monde physiquement, ona considérablement espacé les réunions physiques. C’est très favorable pour le travail d’équipe. Il y a des équipes quisont plus vite que d’autres, au niveau de l’usage, donc l’appropriation se fait à différents rythmes. […] Ce qui a beaucoup aidé à l’avancement du projet, c’est que notre directeur de l’équipe de R&D, Daniel Lefebvre, est une personne très ‘techno’, donc il a vite transmis son ‘amour’ des nouvelles technologies à son équipe. Le fait de responsabiliser les gens a aussi beaucoup aidé. »
Expériences antérieures
Le CEFRIO a participé au projet en raison de l’expertise particulière en travail collaboratif et en communauté de pratiques qu’il a développée au fil des ans. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le CEFRIO collabore avec le CRAAQ. On se souviendra qu’en 1998-99 il a participé à la réalisation d’Agro-clic, qui était un portail d’expérimentation dédié au secteur agricole et qui avait lieu en même temps qu’un autre projet du CRAAQ : Agri-Réseau.
Réalisé en partenariat avec le ministère de l’Agriculture, Agri-Réseau est une banque d’information agroalimentaire francophone accessible via le Web. Il se compose de 26 sites, ou bases de connaissances, qui sont alimentés par plus de 200 auteurs provenant d’une trentaine d’organisations. On y trouve aujourd’hui environ 6 000 documents techniques et scientifiques qui sont consultés par plus de 80 000 conseillers agricoles, spécialistes de l’agriculture, producteurs et étudiants. Il vise à pallier au manque de relève dans le secteur.
« Quand les spécialistes du ministère de l’Agriculture partent pour la retraite, ils amènent avec eux quantité d’informations intéressantes qui pourraient servir aux générations subséquentes, souligne Marie-Claude Lapierre. Avec Agri-Réseau, on veut aussi faire en sorte de ne pas recréer l’information et donc de s’assurer que tel expert qui travaille sur un sujet sache que tel autre expert travaille sur le même sujet et qu’ils puissent se partager l’information. »
« On s’aperçoit, dix ans plus tard, que c’est un secteur qui est très avancé dans sa pratique de partage de connaissances, même s’il ne se dit pas spécialiste de la gestion des connaissances, ajoute Josée Beaudoin. Il la vit, la gestion des connaissances, d’une manière très naturelle, parce qu’il y a des pratiques de collaboration qui existent depuis une bonne dizaine d’années. »
Le CEFRIO participe aussi à la réalisation du projet l’École éloignée en réseau, qui fêtera bientôt son huitième anniversaire. L’objectif du projet est de permettre un meilleur partage des ressources d’enseignement en région, en utilisant les technologies de communication et de collaboration Internet dans un contexte d’enseignement à distance. Le projet, auquel participent 13 sites, en est à sa deuxième phase.
Alain Beaulieu est adjoint au rédacteur en chef au magazine Direction informatique.