À l’heure du profil virtuel que tout un chacun publie sur les réseaux sociaux à la mode, des experts se penchent sur la géométrie variable de la protection de la vie privée dans le cadre du colloque Leg@l.TI.
C’est par une conférence sur l’identité en ligne que s’est ouverte la seconde édition du colloque Leg@l.TI tenu le 21 avril 2008 à Montréal à l’initiative de l’Association du Jeune Barreau de Montréal (AJBM), du Barreau de Montréal et de l’Association du Barreau canadien. Jennifer Stoddart, Commissaire à la protection de la vie privée du Canada (CPVPC), Pierre Trudel, professeur à l’Université de Montréal et Me David T.S. Fraser, associé chez McInnes Cooper, ont fait part de leurs préoccupations quant aux dérapages possibles des réseaux sociaux sur Internet.
Jennifer Stoddart, Commissaire à la protection de la vie privée du Canada en poste depuis 2003, souligne combien les technologies – et particulièrement Internet – ont modifié non seulement la pratique du droit, mais son contenu et le fonctionnement même des tribunaux. S’il est indéniable qu’Internet facilite l’accès à l’information, la Commissaire constate que bien souvent, cette masse de données n’allège pas mais alourdit plutôt la recherche d’informations justes.
« À Montréal et dans plusieurs grandes villes canadiennes, on rêve d’une île sans fil, sans nécessairement bien saisir les risques que cela soulève », souligne la Commissaire qui constate combien la vie privée est aujourd’hui un concept en constante redéfinition.
Jennifer Stoddart indique que pas moins de 10 millions de Canadiens seraient abonnés à des sites de réseautage social tels que Facebook, MySpace, Linked, Flickr et Twitter. Et que le monde virtuel Second Life reçoit à lui seul un million de visites par semaine de la part des Canadiens. La plupart de ces sites appartiennent à des sociétés américaines. Le défi consiste à faire respecter la loi et les normes canadiennes dans un contexte global.
Jennifer Stoddart : insouciance naturelle
Selon la Commissaire, les internautes sont naturellement insouciants : à peine 25 % d’entre eux modifieraient les réglages de protection sur leur ordinateur et moins de 3 % ajusteraient les fichiers témoins de leurs fureteurs Web. « Nous devons intensifier l’information auprès des Canadiens afin de les sensibiliser aux risques et les amener à se protéger lorsqu’ils échangent et fréquentent les sites de réseautage social. »
Depuis l’acquisition de la régie publicitaire DoubleClick par Google, qui a, malgré des protestations, reçu l’aval de la US Federal Trade Commission, l’essor de la publicité ciblant les consommateurs et le profilage de plus en plus précis qu’effectuent certains sites Web de leurs visiteurs inquiète la communauté juridique et les défenseurs de la vie privée.
« L’identité en ligne soulève d’importantes inquiétudes quant à la protection des renseignements personnels, souligne la Commission dans un document diffusé à Leg@l.TI. Le fait qu’un profil virtuel continue de se développer même sans contribution consciente de la personne concernée semble indiquer qu’une personne moyenne n’a pas de contrôle sur son identité en ligne. La sphère privée s’en trouve donc réduite et les attentes raisonnables d’une personne en matière de vie privée sont directement mises en question. Comme il est possible de développer un profil virtuel sans jamais être en ligne, il est difficile d’imaginer un refus de participer à ce processus. »
Les éléments qui s’additionnent pour former un profil en ligne comprennent de nombreuses transactions et interactions de base, essentielles à notre adhésion à la société moderne, comme les services bancaires, les paiements de factures ou l’inscription à des services gouvernementaux. « Dans une certaine mesure, nous ne pouvons éviter de laisser une trace identitaire, tant hors ligne qu’en ligne, souligne-t-on à la Commission. L’importance croissante de l’identité en ligne dans nos vies privées signifie également que nous ne pouvons renoncer à notre droit fondamental à la vie privée pour la portion en ligne de notre existence. »
Jennifer Stoddart s’inquiète de l’arrivée de certains services tels que StreetView de Google, un complément à Google Maps qui permet de zoomer jusqu’au niveau des rues et des maisons. « En ce moment, dit-elle, les entreprises comme Google pensent qu’il suffit de brouiller les visages des gens pour protéger leur identité… Je m’excuse, mais une photo de moi sur Internet, devant mon domicile, avec mon chien, ce n’est pas ce que j’appelle protéger mon identité. Même si j’ai le visage brouillé! »
Plus récemment, la CPVPC a forcé la billetterie en ligne Ticketmaster à revoir ses pratiques de protection de la vie privée de façon à clairement indiquer quels renseignements personnels sont recueillis, avec qui ils sont échangés et comment ils sont utilisés. L’entreprise a également adapté les avis en ligne et les scénarios téléphoniques des centres d’appels afin d’offrir aux clients la possibilité de consentir à ce que Ticketmaster et des organisateurs d’événements leur fassent parvenir des documents de marketing.
« Face à ce genre de situations, la collaboration internationale est essentielle », note Jennifer Stoddart. Incidemment, l’organisme qu’elle dirige collabore régulièrement avec la US Federal Trade Commission. La Commissaire rappelle qu’en matière de protection de le la vie privée, le Canada possède une législation proche de celle adoptée dans l’Union européenne et en phase avec les lignes directrices adoptées par l’OCDE. Or, une bonne partie des litiges et atteintes à la vie privée des Canadiens concernent des sites et des services américains où il n’existe pas d’équivalent à la Loi canadienne sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques.
Heureusement (pour les Canadiens), un procès intenté l’an dernier en Cour fédérale d’Ottawa par une Canadienne contre la compagnie américaine Accusearch a fait jurisprudence et établi que la CPVPC peut intervenir dès lors qu’un site est accessible à partir du Canada, peu importe que ses propriétaires soient ou non établis au pays.
Pierre Trudel : la logique des réseaux
Pierre Trudel, professeur titulaire au Centre de recherche en droit public (CRDP) de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, se demande lui aussi comment on peut garantir la protection de la vie privée dans un monde en réseau.
L’expert constate que les réseaux sociaux ont créé une sorte de « décentrage » de ce qui était jusqu’alors considéré comme du domaine de la vie privée. « Les repères déterminant le privé et le public sont brouillés, dit-il. Dans les réseaux sociaux, l’information devient aisément diffusée en dehors des cercles de circulation tenus pour légitimes. Le modèle de protection des renseignements personnels hérité des années 1970-80 est dépassé. La plupart des lois des TI dans les pays où il y en a reposent sur des modèles d’une informatique centralisée qui procure une protection mal ciblée. »
Cette protection mal ciblée a un prix, estime Pierre Trudel. « On censure des informations publiques somme toute anodines au cas où. Il faut cesser de postuler les catastrophes et réclamer une protection excessive, dit-il. Il faut plutôt apprendre à vivre dans un monde en réseau où coexistent des zones d’intensité variable de la vie privée. »
« La protection de la vie privée doit désormais être envisagée selon les logiques des réseaux et non la logique des années 1970, poursuit Pierre Trudel. Dans un réseau, l’information a des finalités plurielles. Les approches bureaucratiques héritées des premières législations fondées sur l’imagerie de la surveillance par les grandes organisations ne fonctionnent plus dans l’espace des réseaux. Il importe d’adopter un cadre juridique qui balise les risques pour la vie privée, et qui force les entreprises à justifier les usages qu’elles font des données personnelles. »
David T.S. Fraser : risques de dérapage
Me David T.S. Fraser, associé au sein du cabinet McInnes Cooper et auteur du blogue www.privacylawyer.ca/blog, abonde dans le même sens.
« Internet aujourd’hui n’est plus uniquement un réseau de transport de données ou une vaste encyclopédie. C’est une affaire de relations, dit-il. La preuve que ça fonctionne : un mariage sur huit aux États-Unis aujourd’hui lie des couples qui se sont rencontrés en ligne. »
David T.S. Fraser, considéré comme l’un des principaux experts canadiens dans le domaine du droit sur la vie privée, s’inquiète que les réseaux sociaux attirent tant de jeunes qui ne sont souvent pas (encore) en position de prendre des décisions responsables au sujet de leur vie privée.
« Les politiques de confidentialité de plusieurs sites restent mal définies, souligne-t-il. Sur Internet, l’information a une certaine pérennité et une durée de vie persistante sur laquelle les utilisateurs n’ont guère de contrôle. Mon fils de 12 ans, par exemple, possède sa page sur Facebook. Or, si vous lisez les mises en garde, il est bien indiqué qu’il faut être élève du secondaire ou être âgé de plus de 18 ans pour avoir un profil sur ce site. Les dérapages sont fréquents. Dans la plupart des services en ligne, la diffusion publique est inscrite par défaut et la plupart des gens l’ignorent. »
Le paradoxe des réseaux sociaux, c’est que leur succès repose sur la divulgation volontaire d’informations personnelles. Une pratique qui, hors de ce contexte, serait inacceptable, tant sur le plan légal, social qu’éthique.
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