L’informatisation du dossier clinique, selon un observateur du milieu, nécessitera la résolution d’un grand nombre d’enjeux pour s’assurer que le citoyen s’en porte mieux.
L’information du réseau de la santé au Québec est récemment entrée dans une nouvelle phase avec l’annonce de la mise en oeuvre de projets sectoriels, la participation à l’Inforoute santé du Canada et l’injection d’argent neuf pour améliorer la prestation des soins de santé aux citoyens. Alors que les initiatives précédentes d’informatisation du dossier clinique ont été sans lendemain, on assure que cette fois-ci sera la bonne. Pour y parvenir, plusieurs enjeux devront toutefois être pris en considération.
Pierrot Péladeau, chercheur invité au centre de bioéthique de l’Institut de recherche clinique de Montréal et chercheur associé au Cefrio, étudie depuis plusieurs années le dernier des grands secteurs à utilisation intensive d’information à ne pas avoir informatisé ses processus de premier plan. Il a participé à la rédaction d’un ouvrage intitulé Le réseautage de l’information de santé : manuel pour la gestion des questions éthiques et sociales , qui traite des enjeux reliés à l’optimisation de la prestation des soins de santé par le biais des technologies.
D’entrée de jeu, il estime qu’un projet d’informatisation du dossier clinique nécessite le changement des pratiques actuelles, mais aussi des modes de collaboration entre les acteurs du secteur.
« On prend des informations qui sont généralement la mémoire d’une relation entre un professionnel ou un établissement et un patient, et on les transforme en une ressource partagée entre plusieurs acteurs, et ce simple fait change la donne dans le milieu, explique M. Péladeau. Ce n’est plus l’arrière-boutique et le volet administratif qui se développent, mais le côté clinique qui s’informatise pour faire de l’intégration. Ça « grince » de part et d’autre, ce qui est normal dans un système qui est complexe comme celui de la santé. »
Pour y arriver, il affirme que l’exercice nécessitera, en premier lieu, l’établissement de définitions communes de niveau « zéro », alors que les informations étaient auparavant développées pour chaque type d’acteur, ce qui ne sera pas facile. Il donne à titre d’exemple la notion de « l’adresse » d’un enfant en Centre jeunesse qui a nécessité un an et demi avant d’être établie par les divers intervenants administratifs, cliniques, scientifiques et autres du système de santé.
« Alors que dans le domaine bancaire l’argent est une information à valeur universelle, dans un hôpital les mêmes mots ne veulent pas nécessairement dire la même chose d’un service à l’autre. Un énorme travail est à faire pour normaliser et pour définir des terminologies et des modes d’encodage commun », remarque-t-il.
Le chercheur mentionne ensuite l’existence de problématiques au niveau des coûts de l’informatisation, par exemple « les médecins aimeraient que le gouvernement paie pour leur intégration alors que les pharmaciens rétorquent qu’ils ont payé pour s’informatiser et se réseauter depuis des années »; il y a aussi l’aspect de la normalisation des pratiques, « qui doivent desservir autant les grands centres hyperspécialisés que l’infirmière dans un dispensaire en région éloignée ».
Le chercheur mentionne aussi l’existence de questions reliées à une politique industrielle, soulignant que les projets de carte à puce comportaient un certain degré de complexité ou consistaient en des outils administratifs controversés, soit par la possibilité d’application d’un dispositif de contrôle des coûts, un manque d’intérêt dû à l’absence d’un volet clinique, ou l’absence d’une évaluation des coûts de déploiement et d’allocation des ressources.
Il souligne aussi que l’implication des acteurs constitue également un enjeu d’importance, alors qu’un groupe de gens pourtant important semble être tenu à l’écart des exercices de préparation. « Les ordres professionnels se sont plaints de ne pas être impliqués formellement lors des projets précédents, relate M. Péladeau, mais le problème se reproduit alors qu’il n’y a pas de représentants des patients ou des citoyens dans un projet qui est centré vers l’usager. »
Qui, quoi, quand, pourquoi, combien?
Avec l’informatisation du réseau de la santé, bon nombre d’informations seront numérisées et accessibles en réseau, ce qui porte le chercheur à identifier le contrôle de l’accès à l’information comme étant un autre enjeu de taille.
« En matière de réseautage, le contrôle peut être établi de mille manières. Doit-il être défini par un médecin et son patient, négocié globalement entre les ordres professionnels, ou d’une façon législative par le ministère? Cela pose la question de savoir qui a accès à quoi et quand. Dans un projet au Nouveau-Brunswick, des « ultraspécialistes » qui ne voient jamais le patient voulaient toute l’information pour confronter leur hypothèse, alors que les intervenants psychosociaux en voulaient le moins possible parce qu’ils font un acte de communication interpersonnelle », relate le chercheur.
De plus, M. Péladeau s’interroge à propos de l’accessibilité de l’information numérisée, alors que l’avenir même du système de santé suscite des interrogations. « Beaucoup d’organisations craignent que l’informatisation soit un cheval de Troie à la privatisation du système de santé. Pour faire un système d’information intégré, on va essayer d’intégrer les établissements publics et privés et utiliser l’information médico-administrative au maximum. Faire en sorte que l’information se rende éventuellement à des cliniques privées ou partagées entre des assureurs publics et privés est ainsi facilité. Les gens expriment leur méfiance… »
Il ajoute qu’en matière de confidentialité de l’information, le secteur de la santé est un secteur où la notion de confiance est une notion très importante. « Si les gens n’ont pas confiance, il y a de la concurrence du côté des médecines alternatives qui ne sont pas informatisées. Les patients peuvent moins consulter ou sortir du système. Qu’un spécialiste qui soigne une personne pour son genou ait accès à des informations de santé mentale peut faire déraper la relation avec le patient… »
« Il faut définir comment concilier la normalisation de l’information et des pratiques, et le fait que beaucoup de cas sont uniques et qu’il y a beaucoup de trajectoires possibles dans le système de santé », ajoute-t-il.
Par ailleurs, M. Péladeau souligne qu’une ressource stratégique partageable permettra aux administrateurs publics de procéder plus rapidement au pilotage de la santé de la population et du système de santé. « Mais une fois qu’on a l’information, qui va y avoir accès? Les entreprises pharmaceutiques paient déjà des courtiers pharmaceutiques qui obtiennent des informations des médecins à propos de l’utilisation des médicaments, mais est-ce que le système public doit vendre cette information au privé? », demande-t-il.
Tous ces enjeux, tous ces conflits et toutes ces interrogations, en bout de ligne, font dire au chercheur que l’informatisation du réseau de la santé pourrait prendre de quinze à vingt ans avant de devenir une réalité…