Le Canada devrait adopter le projet de loi du gouvernement libéral visant à réglementer l’intelligence artificielle d’ici quelques semaines, affirment 75 chercheurs et startups en intelligence artificielle dans une lettre ouverte.
« Nous demandons à nos représentants politiques de soutenir fermement et de toute urgence la LDIA (la loi sur les données d’intelligence artificielle) », indique la lettre. « Bien qu’il soit possible de plaider en faveur d’améliorations, nous estimons que la proposition actuelle est judicieuse et équilibre avec succès la protection des Canadiens et l’impératif de l’innovation. Fondamentalement, elle propose un cadre législatif pour l’IA qui sera soutenu par des réglementations et des normes, ce qui la rendra suffisamment agile pour s’adapter aux nouvelles capacités et applications de l’IA au fur et à mesure de son évolution.
« Le rythme auquel l’IA se développe nécessite désormais une action rapide. À moins que les parties ne travaillent en collaboration pour adopter la LDIA avant l’été, nous envisageons des retards importants avant d’avoir un cadre réglementaire qui guide les entreprises et protège les Canadiens. En bref, la fenêtre se referme rapidement et un report supplémentaire de l’action serait radicalement désynchronisé par rapport à la vitesse à laquelle la technologie est développée et déployée. »
L’un des objectifs de la LDIA est d’interdire la mise à disposition d’un système d’intelligence artificielle si son utilisation cause un préjudice grave à des personnes ou à leurs intérêts.
La lettre survient alors que certains experts internationaux en technologie, alarmés par l’enthousiasme que ChatGPT a suscité depuis sa sortie en novembre, ont lancé un appel à une interdiction de six mois du développement de systèmes d’IA générative jusqu’à ce que des réponses soient apportées sur leur capacité à créer de la désinformation et à causer des pertes d’emplois.
Parmi les signataires de cette lettre figurait Yoshua Bengio, fondateur et directeur scientifique de Mila, institut québécois d’IA, qui soutient également la lettre canadienne.
Par ailleurs, le commissaire fédéral à la protection de la vie privée a lancé une enquête sur l’utilisation possible par ChatGPT des informations personnelles des Canadiens sans autorisation.
Si le Parlement veut adopter la LDIA sans modifications importantes, il devra radicalement accélérer son calendrier. Premièrement, la législation (C-27) s’accompagne d’une refonte de la loi fédérale sur la protection de la vie privée dans le secteur privé, la Loi sur la protection de la vie privée des consommateurs proposée. Deuxièmement, cette importante mesure législative n’a pas encore été renvoyée à un comité pour une étude détaillée. Troisièmement, la LDIA n’est pas entière ; comme elle est maintenant rédigée, le gouvernement devrait adopter un certain nombre de règlements avant qu’elle ne puisse être mise en œuvre, y compris la nomination d’un commissaire aux données d’IA pour faire appliquer les règlements.
En janvier, l’avocat en protection de la vie privée de Toronto, Barry Sookman, du cabinet d’avocats McCarthy Tétrault, a rédigé cette analyse détaillée de la LDIA avec une longue liste de changements suggérés.
M. Sookman n’est pas le seul expert à s’inquiéter. « La LDIA est profondément imparfaite et le manque de consultation [publique] est profondément troublant », a écrit Teresa Scassa, professeure de droit à l’Université d’Ottawa et titulaire de la chaire de recherche du Canada en droit de l’information, dans un article publié le mois dernier.
Dans une interview, Mme Scassa s’est plaint que trop de trous dans la LDIA sont laissés à combler par des réglementations non spécifiées. Par exemple, la législation vise les systèmes d’IA dits « à fort impact », mais la définition figurera dans les règlements adoptés par le cabinet. « Le Parlement est invité à signer un chèque en blanc », a-t-elle déclaré.
Alors que le gouvernement soutient que laisser les choses à la réglementation rendra la législation agile, pour répondre aux changements à mesure que l’IA mûrit, Mme Scassa a déclaré que ce n’était pas nécessairement vrai. « Le processus d’élaboration de la réglementation n’est pas particulièrement agile. »
« Je ne suis pas en désaccord avec les signataires de la lettre selon laquelle il est nécessaire de réglementer l’IA », a-t-elle ajouté. « Je pense que c’est un besoin urgent. La question est de savoir si ce projet de loi est le bon projet de loi. Il a été introduit en juin 2022. Ce fut une grande surprise pour la plupart des gens. Il n’y a pas eu de concertation préalable. Et il a établi un cadre qui laisse la substance de la loi à la réglementation. Il est donc très difficile de lire ce projet de loi et de vraiment savoir de quoi il s’agit. »
Toujours en réponse à l’appel d’experts canadiens, Michael Geist, professeur de droit de l’Internet à l’Université d’Ottawa, a appelé le gouvernement à commencer avec une nouvelle feuille de papier. « La LDIA est peut-être bien intentionnée et la question de la réglementation de l’IA est d’une importance cruciale », a-t- il écrit dans un article de blog, « mais le projet de loi est limité dans ses principes et manque cruellement de détails, laissant pratiquement tout le gros du travail à un organisme de réglementation, un processus qui prendra des années à se dérouler. Bien que personne ne doive douter de l’importance de la réglementation de l’IA, les Canadiens méritent mieux que de signaler la vertu sur la question avec un projet de loi qui n’a jamais fait l’objet d’une consultation publique complète ».
La lettre des partisans canadiens de l’IA souligne que la réglementation de l’IA soutient l’innovation et la croissance économique.
« Fournir un cadre juridique pratique et solide permettra aux entreprises canadiennes de fonctionner conformément aux exigences à venir dans de nombreuses autres juridictions, dont l’Europe, le Royaume-Uni et les États-Unis », indique la lettre. « Et si le Canada devait être parmi les premiers pays à adopter sa législation, cela enverrait un signal fort aux entreprises du monde entier qu’elles peuvent et doivent se tourner vers le Canada et vers les entreprises canadiennes si elles veulent développer ou se procurer des systèmes d’IA fiables et responsables qui défendent les droits de l’homme et protègent le bien-être de ses utilisateurs. »
Adaptation et traduction française par Renaud Larue-Langlois.