Depuis son exposé au Worldwide Developers Conference, le célébrissime PDG d’Apple, Steve Jobs, a fait couler beaucoup d’encre. Non seulement à cause du iPhone dont il a abondamment parlé, mais aussi en raison de son état de santé.
Ceux qui ont assisté ou qui ont visionné en ligne sa conférence de lundi au Worldwide Developers Conference (WWDC) n’ont pu s’empêcher de le remarquer. On a trouvé Steve Jobs considérablement amaigri, ce qui laisserait craindre une rechute de son cancer du pancréas (adénocarcinome pancréatique), maladie inquiétante l’ayant affligé en 2003-04. Selon certaines sources, un porte-parole d’Apple aurait déclaré que le légendaire entrepreneur souffrirait d’un « virus-qui-courre », mais aurait insisté pour donner son allocution compte tenu de l’importance du sujet.
En quoi la forme physique de Steve Jobs nous concerne-t-elle ? Est-ce que cette question ne devrait pas être considérée comme étant du domaine privée, donc comme étant tabou ? Je ne le crois pas. Pour comprendre, il faut remonter la « Time Machine » particulière à ce baby-boomer californien (53 ans), aujourd’hui bouddhiste, végétarien et rock-star.
Décrocheur impénitent qui bourlinguait un peu à contre-courant de ceux qui, à l’époque, consommaient des substances illicites en écoutant Pink Floyd, il découvre la microinformatique et, en 1976, fonde Apple Computers avec son copain Steve Wozniak. Il faudra à la « start-up » contre-culturelle quatre ans pour devenir publique. En effet, le 12 décembre 1980, 4,6 M d’actions « AAPL » sont émises à 44 $US.
Dès lors, des dizaines d’employés d’Apple deviendront millionnaires et, dans la foulée, Jobs sera, à 27 ans, l’homme le plus jeune à avoir vu son nom listé dans le prestigieux « Fortune 500 » du magazine Fortune. Fort de son prestige, encouragé par son étoile, sachant qu’il a besoin d’un vrai PDG puisqu’il n’a pas l’expérience suffisante, il recrute alors une vedette du Corporate America, le numéro un de Pepsi, John Sculley. Fallait rassurer les investisseurs.
Puis, coup sur coup, sur un marché prudent où la norme est d’arborer trois lettres bien établies, soit IBM, c’est le lancement du Mac en janvier 1984 (début de la révolution graphique où on n’a plus à taper du code à une invite de commande) et, un an plus tard, de la LaserWriter (début de la révolution éditique avec le langage PostScript d’Adobe). Ces machines « révolutionnaires » sont malheureusement perçues comme « n’étant pas comme les autres. »
Non seulement Wall Street reste de glace, mais Apple se met à perdre des sous. Chicane, tremblements et brasse-camarade, l’obstiné Jobs se fait montrer la porte et « Monsieur Pepsi » se retrouve ainsi débarrassé de son pire cauchemar; on est à l’automne 1985. C’est le signal, l’action se met à grimper, sa valeur quadruple. Tous les analystes y voient un rapport de cause à effet : à 30 ans, Jobs était devenu un facteur appréciatif (ou… dépréciatif) du titre « AAPL ».
Mais il était également devenu le charismatique chef spirituel d’une secte mondiale. Dans l’esprit de bien des gens, incluant des journalistes, Apple n’était plus une fabricante d’ordinateurs et de logiciels, mais le cœur d’une culture, le point de départ d’une attitude, une cause à défendre, un code de principes dont il fallait assurer le prosélytisme. Rien de moins !
À partir de là, de John Sculley en Michael Spindler en Gil Amelio, Apple, privée de son tant regretté chaman, va cheminer en dents de scie pendant douze ans. Tranquillement, elle perdra du terrain au profit de Microsoft Windows et du phénomène PC, sa part de marché s’amenuisera même dans ses créneaux naturels, elle foncera dans des directions affolantes (ordinateurs innombrables, logiciels de toute farine, périphériques variés, Newton, appareil photo, etc.). Des analystes parleront de « poule pas de tête ». Autrement dit, l’entreprise de Cupertino semblera cheminer tout doucement vers le gouffre.
Pendant ce temps, le « père déchu » va lancer NeXT Computer, une plateforme microinformatique haut de gamme (qui deviendra elle aussi mythique) où le système d’exploitation est une solide variante de UNIX appelé NeXT Step. Puis ce sera au tour de Pixar, un studio d’animation qui connaîtra l’immense succès que l’on sait. Pour le fan club, la preuve était faite, le créatif, artistique et sensible Jobs avait, par surcroit, le pouce doré; tout ce qu’il touchait devenait une pépinière à millionnaires. D’où l’inévitable.
En décembre 1996 (un an après le lancement de Windows 95), alors que le cours de son titre est au plus bas, Apple reçoit in extremis deux injections salvatrices. D’abord, Microsoft lui achète pour 150 M$US d’actions non votantes, ce qui aide à payer l’épicerie. Ensuite, elle hérite de NeXT (moyennant … 400 M$US), ce qui lui ouvre la porte à une alternative véritable à Windows.
Du coup, Steve Jobs revient croquer la pomme. De conseiller spécial du docteur Amelio, il devient PDG par intérim (interim CEO ou iCEO…) de l’entreprise (après s’être débarrassé dudit docteur), poste qui est « permanentisé » trois ans plus tard. Mais dès 1997, la valeur du titre « AAPL » avait doublé; Jobs étant revenu aux affaires. C’était reparti ! De iMac en G3 et en G4, des machines issues de l’imagination fertile de l’homme au « blue jeans et chandail noir », l’action se mit à grimper, à grimper et à grimper. En mars 2000, elle atteignait le sommet historique (pour l’époque) de 144 $US.
Mais là, boum ! La baudruche dot-com se dégonfla, le NASDAQ prit une raclée, un grand ménage se fit et, à terme, Apple se retrouva quasiment à la cave avec un titre frisant les 15 $US. Qu’à cela ne tienne ! Les investisseurs savaient que ce coup terrible n’avait rien à voir avec Jobs. Toute l’industrie, Bill Gates et Microsoft en tête, souffrait cruellement. La machine fut rapidement relancée et l’ascension reprit.
Depuis, de MacWorld en WWDC, Steve Jobs n’a cessé de susciter les plus grands ravissements et n’a cessé d’enrichir les investisseurs (par exemple, ceux qui ont acheté pour 1 000 $ d’actions en 1997, disposent aujourd’hui d’une valeur de 36 000 $). Depuis 2001, Apple est synonyme d’ordis de plus en plus puissants au design unique (vous vous souvenez du « Cube », vous vous rappelez des « lampes » iMac, vous avez déjà tenu un MacBook Air entre vos mains ?) et de logiciels on ne peut plus Mac, les iCeci et les iCela.
Ça été le lancement du Mac OS X, une fine intégration de NeXT Step dans le système d’exploitation du Mac. Ça été le démarrage de la prestigieuse chaîne de boutiques Apple Store. Ça été le phénomène iPod, iTunes (Mac et Windows) et Apple Music Store, une génératrice de milliards. Ça été l’abandon de la plateforme PowerPC pour celle d’Intel, un revirement complet que Jobs réussit en moins d’un an. Ça été le lancement du iPhone, assurément le téléphone intelligent le plus médiatisé de tous les temps. Et ainsi de suite, depuis 2001.
Tout ce que Jobs fait, tout ce qu’il dit, tout ce à quoi il pourrait penser, fait l’objet de rumeurs des mois au préalable. Ses annonces sont commentées par des animateurs de radio, des chroniqueuses culturelles, voire ma mère. On est pourtant dans l’industrie des TI!
De très sérieux journalistes écriront l’histoire de leur carrière sur une déclaration pourtant bénigne du PDG d’Apple. Pour faire branchés, pour prouver aux collègues qu’ils sont bien connectés, ils écriront un texte sur le fait que Jobs vient d’appointer un nouveau responsable de la cafeteria. J’exagère à peine. Pas plus tard qu’au MacWorld de janvier dernier, il y avait un journaliste assis derrière moi qui ne cessait d’émettre des « Oh my God ! Oh my God ! » pendant que Jobs présentait son MacBook Air.
À cause de cet énergumène, on achète désormais de la musique en ligne ou des films que l’on stocke dans un dispositif appelé assez souvent iPod, on évolue comme jamais vers le « Digital Way of Life », on va bientôt ne plus pouvoir vivre sans un téléphone 3G qui fait tout, mais vraiment tout. Jobs a changé la société et continue de le faire. Il est quelqu’un dont on parle partout (de nombreux livres ont été écrits sur lui) et est, normalement, le seul employé d’Apple que les gens connaissent. La secte de 1985 est loin d’être morte; je la dirais plus vivante, missionnaire et convaincue que jamais.
Ce sont les idées de Steve Jobs (il se targue de 103 brevets Apple différents et se complairait dans le titre corpo de « créateur-en-chef »), c’est lui qui les impose à l’interne, fouet en main, c’est lui qui a le génie de les annoncer à l’externe sur la scène du Moscone à San Francisco. « One man show » ? Pas vraiment. Il commande à des gens très compétents, obligatoirement très compétents, mais, paradoxalement, ne leur laisse pas grand espace sous le soleil de la renommée. « Le démocratie ne fait pas de bons produits, a déclaré un jour un ancien bras droit, Jean-Louis Gassé. Pour cela, il faut un tyran compétent. »
Il est renommé pour être très très très exigeant, épeurant même; à Cupertino, des employés pleurent de terreur et de peine. Pour lui, il n’y aurait jamais autre chose que deux possibilités: l’excellence ou l’échec, le génie ou la bêtise; jamais aucune nuance entre les deux. Quelques exemples de cette pensée binaire se retrouvent parfois dans les médias. Par exemple, les produits seront « follement supérieurs » ou « merdiques ». Il fera « face à la mort » avec le cancer ou il sera « guéri ». Ses employés seront des « génies » ou des « bozos ». Ils seront « indispensables » ou ne seront plus « pertinents », et ainsi de suite.
Bref, avec toutes ses qualités et ses défauts, Jobs EST Apple. Apple dont la capitalisation dépasse les 150 G$US, ce qui est plus que Merck, McDonald’s ou Goldman Sachs et dont les liquidités s’élèvent à près de 20 G$US. Pourquoi ? C’est connu, voyons ! Parce que Jobs sait comment tout transformer en or. Prenez son autre compagnie, Pixar. Disney a dû l’acheter en 2006 moyennant 7,5 G$US. Disons que les heureux ont été nombreux, incluant Jobs lui-même qui s’est ramassé avec 7,3% des actions de Disney, une valeur estimée de 4,6 G$US.
L’an dernier, un analyste chez Piper Jaffray, Gene Munster, avait déclaré que si Jobs devait quitter Apple à la suite du scandale de la rétrodatation (« backdating »), l’action « AAPL” dégringolerait instantanément de 20 %. En fait, avait-il déclaré, « il serait moins dommageable pour Apple que Steve Jobs soit en prison en train de la diriger, qu’elle le soit par quelqu’un d’autre à la suite de sa démission ».
Tout cela nous ramène à sa maladie de 2003-04. Il est maintenant établi que Jobs a refusé l’aide de la médecine, n’y faisant pas confiance, pendant neuf mois, préférant se soigner tout seul avec ses moyens bien à lui, incluant son opiniâtreté et sa bonne étoile. Au terme, il a quand même dû subir une chirurgie majeure, ce qui l’a finalement tiré d’affaire. Ce n’est qu’à ce moment qu’il a permis qu’on en fasse l’annonce. Jusque-là, personne n’avait su quoi que ce soit sur son cancer.
Si la situation eut été connue, il est plus que probable qu’elle aurait eu un impact sur la valeur des actions. Aux États-Unis, la règle est de rendre la maladie d’un PDG publique si elle est incurable et mortelle, mais de la garder secrète si elle est bénigne. Or Jobs était atteint d’une forme possiblement curable du cancer du pancréas, une « tumeur neuroendocrine ». Aurait-il dû en informer ses innombrables actionnaires, à la manière de Warren Buffet qui, en 2000, annonça urbi et orbi qu’il s’en allait se faire enlever un polype sur le colon ? Certains le croient.
À plus forte raison qu’aujourd’hui, la question se pose à nouveau. Puisque Steve Jobs EST Apple, puisque c’est ce druide sachant comment transmuter le plomb en or qui arrive à si bien enrichir les actionnaires, puisque son éventuel remplaçant pourra ne pas avoir sa touche – au fait, existe-t-il un dauphin pressenti? Peut-être, selon certaines sources, puisque nous tous, nous ressentons aujourd’hui les effets de la R&D, de la production et du marketing à la Jobs, il me semble que cette information a sa place dans les médias. Non?
Voilà donc pourquoi je vous en parle. CQFD.
Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.
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