Le commun des mortels est-il influencé par toutes ces statistiques qui suivent à la trace les parts d’Explorer, de Firefox et autres Safari? De Windows XP et de Linux? Se laisse-t-il plutôt guider par son beau-frère?
Le principe est simple. On démarre un ordinateur où ronronne un système d’exploitation (SE) familier, on clique sur l’icône d’un logiciel connu et on fait ce qu’on entend faire. C’est comme brancher une balayeuse au mur. Personne ne vient alors nous enquiquiner parce que nos sacs ne sont pas d’authentiques Electrolux, que notre brosse à tapis n’est pas un modèle ouvert utilisable par tous les manufacturiers, que nos roulettes originales sont truffées d’erreurs de conception et qu’on aurait dû les changer contre des MoziRolls.
Le problème est que le commun des mortels, c’est-à-dire une majorité très très respectable d’utilisateurs, ne démarre pas n’importe quel ordinateur, mais, si on en croit les statistiques, un ordi Intel où ronronne Windows ceci ou Windows cela. Ce qui fait qu’en partant, il doit surmonter deux écueils, ledit Commun : la nature de son CPU et celle de son SE. Car, dixit le beau-frère : « T’aurais pris AMD que ç’aurait été plus vite, plus sécuritaire et moins cher! » Ou encore : « T’es amanché avec Micro$oft (remarquez le signe de piastre); tu serais bien mieux avec Ubuntu (scénario 1); t’aurais dû acheter un Mac! (scénario 2); t’aurais jamais de problème et ça te coûterait beaucoup moins cher! »
Puis, deuxième degré dans les misères insécurisantes, il se fait regarder de travers, monsieur Commun Desmortels, parce qu’il vient de s’en aller sur Internet en ayant cliqué sur l’icône d’Internet Explorer, un fureteur qui, pour ajouter l’insulte à l’injure, propose le moteur de recherche Bing. Re dixit le beauf : « C’est un mauvais produit Micro$oft plein de code spaghetti et de trous par où s’infiltrent les virus! Tu devrais vraiment utiliser Firefox, ou bedon Opera, Chrome ou Safari. J’sais pas comment te dire ça, mais y a de plus en plus de monde qui comprend et qui abandonne Internet Explorer! »
Pire, quand le pauvre diable ouvre Outlook, un module d’Office qu’il a découvert à l’essai gratos/un mois dans sa belle machine neuve, son Jos-Connaissant de parent par alliance lui tonitrue une alerte comme si la Corée du Nord venait de débarquer au Yukon. « Touche pas à ça, c’est encore du Micro$oft ! Tu rentres le petit doigt et le bras y passe; ça va te coûter une fortune. Installe plutôt OpenOffice.org et Thunderbird. C’est du logiciel libre, gratos, plein d’avenir! »
À ce stade-ci, il est probable que Desmortels en à ras le pompon. Mais il est tolérant, le gars. Ce n’est qu’au moment où il entend son beau-frère lui parler des statistiques mondiales démontrant « hors de tout doute » que Firefox est en train de déloger Internet Explorer du podium, si ce n’est déjà fait, que Windows Vista a été boudé par tout le monde (y compris les pirates) et qu’OpenOffice est le coffret bureautique numéro un dans l’administration publique de plusieurs pays européens, qu’il se lève et l’expulse à grands coups de pompes. « Paf! Kin toé! »
Redevenu seul, ses « ennuis » étant douloureusement sur le trottoir en train maudire son apparente naïveté, il redémarre son PC avec Vista, s’en va sur Internet avec Explorer/Bing et décide de mettre Outlook à l’essai. Heureux des résultats, voyant bien que ça marche à son goût, il cesse alors d’angoisser et devient, pour longtemps longtemps, une fraction infinitésimale dans ces chiffres hautement favorables à Microsoft et à Google que présentent inlassablement, graphiques à l’appui, de très sérieuses firmes de recherche.
La plus connue est probablement Net Applications avec son service Market Share. Mais il y a aussi W3Schools ou encore ComScore, sans parler des autres, les OneStat, The Counter. Même Wikipedia offre un tel service, par exemple ici et ici.
Mais quelque part dans un petit recoin de son âme, Commun est curieux. Il aimerait les voir les fichues stats du beauf. Alors, en tapant « market share Internet » dans Bing, il atterrit chez W3Schools où on lui jure qu’en août dernier, 47,4 % des internautes utilisaient Firefox contre 39,3 % qui se servaient encore d’Internet Explorer (6, 7 ou 8). Hum! Quant aux fameux Chrome, Safari et Opera, ils n’avaient embrigadé respectivement que 7,0 %, 3,3 % et 2,1 % des usagers. Se pourrait-il qu’en fin de compte, cet imbuvable enfoiré ait raison?
Il va donc vérifier sur Wikipedia où, fort heureusement pour sa tranquillité d’esprit, un autre son de cloche l’attend. Il réalise que fidèle à son habitude, son beauf a dit n’importe quoi. Effectivement, il peut lire que selon OneStat, 79,79 % des internautes étaient sur l’une ou l’autre des moutures d’Internet Explorer en août dernier, alors que seulement 15,59 % se servaient de Firefox (toutes versions confondues), 2,65 % de Safari, 0,86 % de Chrome et 0,54 % d’Opera. Ahhhhh! Même son de cloche chez Net Application. Yesssss! 67,33 % étaient alors avec les Internet Explorer, 22,73 % avec les Firefox, 4,07 % avec Safari, 2,71 % avec Chrome et 2,01 % avec Opera.
Par contre, le brave Desmortels apprend sur ComShare que le moteur de recherche par défaut qu’il utilise, c’est-à-dire Bing de Microsoft, fait pitié. Sa part de marché ne serait que de 3,4 %, deux fois moins que le moteur chinois Baidu, tandis que celle de Google serait de 67,5 %. Pis encore, le site Market Share de Net Application confirme Bing à 3,5 %, abaisse Baidu au même niveau, mais hisse Google à 83,33 %. Ouin!
Pourtant à bien y penser, il en a quoi à foutre, Commun, de Google et, surtout, de ce Baidu dont il n’a jamais entendu parler? Pour avoir la réponse à cette question fondamentale, il ouvre ce produit inconnu et y tape le nom de son chroniqueur informatique préféré. Si vous cliquez sur la vignette à droite, vous comprendrez pourquoi ce qu’il découvre le laisse de glace et, à tout le moins, l’incite à ne plus jamais ouvrir Baidu de sa vie. Évidemment, 3,4 % pour Bing, c’est pas fort et 83,33 % pour Google, c’est « hénaurme »!
Tant et si bien qu’il ferme tout ce savantissime bordel pour se replonger, à tout jamais, dans son petit bonheur à la sauce Microsoft. Le pire bidouillage auquel il pourra éventuellement consentir sera de troquer Bing contre Google. Rien de plus! C’est archi connu et documenté : « If it ain’t broke, don’t fix it ». Si ça marche de façon satisfaisante avec la palette Microsoft, pourquoi changer?
Qu’en a-t-il à cirer, notre monsieur, du fait que Firefox serait à 41,6 % du marché européen et à 32,7 % de celui des ÉU, que Windows XP aurait trois fois plus d’aficionados que Vista chez l’Oncle Sam et quatre fois plus en Amérique latine, ou encore que Google serait, dans les pires cas, cinq fois plus utilisé que Yahoo aux Kazakhstan et treize fois qu’AOL au Kyrgyzstan? Lui il est heureux avec Vista, Explorer et Bing. Et puis ça marche.
À quoi et à qui peuvent donc servir ces statistiques dont les sources de données sont bien différentes d’une firme de recherche à l’autre? Sûrement pas aux utilisateurs normaux pour qui un ordi est une balayeuse avec un accès à MSN ou à Facebook. Mais possiblement aux évangélistes d’une écurie qui voient leur part de marché passer de 1,02 % à 1,09 %, pour une augmentation fulgurante de 21,93 % par rapport à la même période de l’an dernier, ce qui les déchaîne comme jamais sur les blogues et les forums.
Possiblement aux décideurs de la grande entreprise qui obtiennent la confirmation que Win Vista n’a pas levé et qu’ils devraient peut-être attendre Win 7 avant d’abandonner Win XP; car, c’est connu : « tout le monde le fait, fais-le donc! » Possiblement aux capitalistes de risque qui pourront être sollicités pour couvrir un projet de R&D ayant comme cœur une des plates-formes bien portantes, universellement bien portantes, dans les foutues statistiques. Enfin, assurément aux firmes de recherche elles-mêmes, puisque toutes sont d’importantes boîtes de marketing offrant des services Web, des services pour lesquels les stats servent de confiture gratuite destinée à attirer les mouches, notamment les journalistes s’intéressants aux choses du Net.
Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.