Google entre dans la danse en créant une nouvelle bataille du fureteur. Elle a Microsoft dans le collimateur, mais ses ambitions sont encore plus grandes. Premier regard sur cette nouvelle incursion de Google dans le monde du Web.
Si vous lisez cette chronique, il est probable que vous soyez technophile et, qu’en ce sens, vous connaissiez déjà Chrome, le fureteur-choc que lançait Google mardi dernier, directement de son siège social à Mountain View dans la Silicon Valley. Retransmis en simultané sur le Web, l’événement fut immédiatement repris et commenté par tous les journalistes technos au monde qui n’étaient pas en vacances.
Dans mon cas, lorsque le produit fut mis en ligne vers 14 h 50 (heure de l’Est), je l’ai immédiatement téléchargé et, délaissant la conférence de presse, j’en ai fait le tour, j’ai écrit mes premières impressions et j’ai publié le tout 45 minutes plus tard sur le Webzine qui m’emploie, cela en me servant du nouveau produit. Et ce fut ainsi partout sur la planète, de quoi faire pâlir d’envie Steve Jobs, le gourou marketing aux commandes d’Apple.
Tout cela pour dire qu’il est probable que ce lancement passera à l’histoire, qu’il deviendra une balise, un idéal à atteindre pour tout responsable des communications, des relations de presse ou du marketing. Or, Chrome n’est qu’un bêta, un premier jet sur lequel Google entend bâtir, un produit mal dégrossi qu’il va falloir polir, améliorer, compléter, un nouveau venu que sa fabricante introduit sur le marché quelques jours après Internet Explorer 8, outil impérial dont la version bêta 2 était lancée le 28 août. Comment cela est-il possible?
La première explication tient dans la nature même de Google. Tel que j’avais le plaisir de vous l’écrire en avril dernier, cette entreprise « fait feu de tout bois, roule à tombeau ouvert, lance des produits à la douzaine, alimente la machine à potins (…) et… engrange du fric comme ce n’est pas permis. » Or, règle générale, cela se fait au détriment de Microsoft, l’Empire de Redmond. L’enjeu est tout simplement le contrôle du « Desktop ». Rien de moins. Je vous citais Nicholas Carr, auteur de The Big Switch, selon qui, d’ici 10 à 15 ans, les entreprises auront adopté l’informatique à la demande (utility computing) avec Google comme fournisseur de services numéro un. Et pourquoi ce dernier et non pas Microsoft qui fonce pourtant à coups de milliards de dollars en cette direction?
« Parce que l’une n’a présentement que le Web comme source de revenus et comme soucis, tandis que l’autre, en plus d’avoir à se bulldozer un espace en ligne, dépend encore de ses ventes de logiciels, des produits destinés à des serveurs locaux ou à des ordinateurs personnels. Autrement dit, l’une, expression ultime du Dot.Com, consacre 100 % de ses budgets de R&D au Web et aux applications Web, l’autre qui se dit Dot.Net, doit mettre l’essentiel de ses efforts à faire évoluer Windows, SQL Server, Exchange, Office et tutti quanti, en conformité avec une mission fignolée dans les années 1980. On dirait une course entre deux Olympiens superbement entraînés, dont l’un, malheureusement, aurait un poids énorme harnaché au dos. »
La clé de voûte de tout cet échafaudage est, bien sûr, le fureteur, ce truchement qui va tout permettre, dont la convivialité, l’ergonomie, l’utilité, la rapidité, bref, l’indispensabilité va convaincre les gens d’affaires, pour ne nommer qu’eux, à passer au mode « informatique à la demande ». À ce moment, les sirènes hurleront et les tocsins mugiront dans tous les haut-parleurs de Redmond. « Achtung! Achtung! Torpedo! » Et comme le plan de match de Google est archi connu, quand apparaît enfin, le fameux fureteur, tout le monde veut en avoir un aperçu. « Ah, c’est avec ça qu’ils vont attaquer Microsoft! »
Un jour qui n’est peut-être pas si loin, plus personne, à part les « geeks », ne portera attention au système d’exploitation. Sur n’importe quelle machine, les gens ouvriront un fureteur pour faire tout ce qu’ils ont à faire, que ce soit du travail ou du divertissement. Les seules différences qu’ils sentiront seront relatives au clavier (ISO Canadien, Legacy French Canada, clavier Mac avec la touche pomme, etc.). Google laissera Microsoft, Apple et les écuries Linux se faire la guerre et fournira à tout le monde, le fureteur le plus convivial possible. Ça s’appelle « devenir maître du monde sans dépenser des fortunes ».
La deuxième explication est dans la nature même de Chrome. Ce logiciel est différent des quatre joueurs principaux : Internet Explorer (Microsoft), Firefox (Mozilla), Safari (Apple) et Opera (Opera Software). En substance, le premier contrôlait récemment 64,2 % du marché, le second 25,9 %, le troisième 2,9 % et le dernier, 1,1 %. Or ces magnifiques produits n’ont fondamentalement pas grand-chose de différent d’avec leurs ancêtres des années 1990, le tandem Netscape/MSIE. Bien sûr, on leur a rajouté des onglets et des plugiciels, on leur a renforcé la sécurité, on les a truffés d’automatismes gentils et ainsi de suite. Reste qu’à comparer avec le vieux Netscape, la marche n’est pas si haute.
Google a pris les bonnes idées de tous ses fureteurs, les idées les plus prometteuses, a ajouté les siennes dans la balance et a assaisonné le tout de sa propre vision du Net. Elle a mis deux ans pour fabriquer un produit sans héritage de vieux bouts de code, « from the ground up ». Elle l’a conçu pour le Web de 2008, celui où, en mode interactif, on travaille, collabore, communique, blogue, où on s’informe par texte, par audio, par vidéo, où on fait de la recherche, vaque à ses finances personnelles, stocke ses données, les partage au besoin, se divertit, seul ou en groupe. Google semble avoir pris pour acquis que nos ordis étant de plus en plus puissants et abordables, ils pouvaient désormais assumer un nombre accru de tâches, rendant la session Internet plus enrichissante, efficace et personnelle.
Au point de départ, Chrome dont la rapidité étonne, ressemble à un classeur où on peut empiler des chemises. Autrement dit, l’interface présente un système d’onglets affiché tout en haut, en haut même de la barre d’adresses à l’instar d’Opera 9.52. Ce sont des onglets dynamiques, un peu comme dans Safari et autres, que l’on peut changer d’emplacement, y compris en faire des fenêtres autonomes directement sur le Bureau. La beauté et le caractère distinctif de Chrome est la suivante : si un de ces onglets plante, les autres ne s’en rendent pas compte. Grâce au « Mutliprocess browser rendering engine », chacun est autonome, caché dans son « bac de sable » (sand box), une techno intéressante sur le plan sécurité. Google prétend que si un hacker réussit à entrer dans le « bac », il ne saura quoi faire pour en sortir!
Quant à la barre d’adresse, elle sert également de case de recherche, une idée brillante qui plaira à tous ceux qui, connaissant mal l’adresse d’un site, vont normalement en taper le nom dans la case de recherche.
Les menus de Chrome sont minimalistes et simplifiés au maximum. Ainsi, certaines fonctions sont plus ou moins évidentes. Par exemple, si on veut accéder au gestionnaire de tâches (une innovation), il faut soit cliquer le menu « petit document » (c’est une icône située entre la « petite clé anglaise » et la barre d’adresse), choisir le sous-menu « Option pour les développeurs » et sélectionner « Gestionnaire de tâches », soit couper au plus court en activant le jeu de touches « Majuscule et Escape ». Idem pour le mode de navigation privé, on peut soit utiliser le jeu « Ctrl – Maj – N », soit aller fouiner dans le menu « petit document » et choisir « Nouvelle fenêtre de navigation privée ».
Sur le plan des emprunts, Chrome en a piqué au moins deux à Internet Explorer 8. Ainsi, dans l’adresse (l’URL, en haut) on marque en surbrillance spécifique le segment vraiment important de l’adresse en question. Prenez celle de cette tentative récente d’hameçonnage, « http://www.wcservice.com.tw/modules/shop/accesd.desjardins.com/fr ». IE8 et Chrome placeront seulement « www.wcservice.com.tw » en surbrillance; le reste s’affichera en petit-gris pâlot, incluant « accesd.desjardins.com », ce qui peut s’avérer fort pratique.
Autre emprunt, s’inspirant notamment de la navigation privée de Safari 3, Chrome offre un mode furtif de navigation permettant d’aller où l’on veut sans laisser de traces dans son système.
Chrome s’est également inspiré d’Opera 9.52. Ainsi, à chaque fois qu’on ouvre un nouvel onglet, il présente une galerie des sites récemment ou fréquemment visités, ce qui est fort pratique pour vous et moi qui, en temps normal, fréquentons toujours la même dizaine de sites. Rien à taper ni à fouiner; un clic et on y est.
Par ailleurs, Chrome utilise une techno identique à la « Smart Location Bar » de Firefox 3 pour aider l’internaute dans sa recherche. Pour aller sur le site de Direction informatique, il suffit de taper la lettre D, ou s’il y a trop de suggestions en D qui nous sont faites, de taper DI.
Un dernier exemple, cette fois emprunté à Safari. La base de développement de Chrome est Webkit, un moteur Open Source (licence Chromium) très respectueux des standards Web. Détail amusant, si on soumet Webkit en version Nightly Build (Safari), il score 100 % à l’impitoyable test ACID3. Par contre, Chrome n’obtient que 76 %, comparativement à 83 % pour Opera 9.52, 75 % pour Safari 3.1.2, 71 % pour Firefox 3.0.1 et 21 % pour IE8 bêta 2.
On peut supposer que bien des ajouts, bien des subtilités, beaucoup de correctifs de sécurité (déjà, des trous ont été signalés deux jours après son lancement) seront apportés dans les mois à venir; Chrome n’est encore qu’un bêta. Mais c’est un bêta Google, un produit non fini, plein de promesses et déjà très intéressant que bien des gens auraient déjà décidé d’adopter comme fureteur principal.
Si tel est le cas, ceux qui en parlent comme étant un « Killer App », avec Internet Explorer dans le collimateur (Opera sera-t-il un « dommage » collatéral?), ont probablement raison. On verra bien assez tôt.
Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.
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