L’histoire nous démontre que par principe, certains arrivent à s’entendre avec le diable. Qu’arrivera-t-il si Google continue son ascension commerciale? Deviendra-t-elle un démon avec qui même les puristes du logiciel libre parviendront à s’allier? Regard inquiet sur une contradiction naissante.
Vous et moi savons que l’être humain n’est pas à une contradiction prête et qu’il est parfois dur à suivre. L’histoire regorge d’exemples parfois étonnants. Avez-vous déjà entendu parler de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, de Iossif Djougachvili dit « Staline » ou de Mouammar al-Kadhafi? Quels parcours! Heureusement, il y a des cas plus légers dont certains ne visent que les grandes multinationales informatiques. Vous devinez sûrement, à ce stade-ci de ma chronique, que je vais vous parler de Google, ce méga machin mondialisé qui place en contradiction les partisans du logiciel libre et ouvert (Open Source). Préparez vos tomates, je plonge. En août dernier, le grand patron de Google, Eric Schmidt, démissionnait du CA d’Apple. Il lui était devenu difficile de concilier ses intérêts avec ceux de la Sainte Pomme. Et pour cause: · Octobre 2006: les Google Docs, un service Web pouvant nuire aux visées de la boîte à Steve Jobs apparaissent; · Novembre 2007: lancement d’Android, une alternative bien reçue permettant de faire concurrence au iPhone; · Octobre 2008: Google Chrome est lancé sur le marché des navigateurs, dont celui d’Apple, Safari; sa part de marché serait désormais supérieure à celle de Safari; · Juillet 2009: Google lance Chrome OS, un système d’exploitation à noyau Linux destiné aux « Netbooks »; · Juillet 2009: Google Latitude est lancé et vient affronter l’application Maps du iPhone (Apple, qui a acheté PlaceBase, un système concurrent, n’a pas voulu de Latitude au Apps Store).
Et depuis, Schmidt n’a pas chômé. Par exemple, on sait que sous le nom de Chromium, le fureteur de Google peut désormais être installé sur un Mac (ou dans une boîte Linux), poussant encore plus loin l’offensive de Mountain-View sur le territoire de Cupertino. Mieux, le iPad lancé la semaine dernière à San Francisco a désormais sa vis-à-vis googlienne: la géante du service Web a présenté la semaine dernière le prototype d’une Google Tablet dont les détails (incluant un clip et des photos) apparaissent sous la signature de Glen Murphy, un des cadres du The Chromium Projects. L’essor de Google (projets actuels et projets à venir confondus) est tel, qu’Apple commencerait à craindre pour ses parts de marché. Au point où, si on en croit BusinessWeek, elle serait en train d’envisager une collaboration avec Microsoft. Rien de moins! Elle remplacerait tout simplement dans ses iPhones le moteur de recherche Google par celui de Redmond, Bing. En effet, pourquoi continuer à fournir au sieur Schmidt (acquéreur récent de la régie de publicité mobile AdMob) des données sur l’utilisation mobile à laquelle s’adonnent les proprios d’iPhone? Tout cela pour dire que les transnationales informatiques Microsoft, Apple et Google sont en train de s’organiser pour bien s’affronter. Ce qui signifie, théoriquement, que Google va devenir aussi honnie que Microsoft dans la culture Apple. Et dans les masses qui aiment bien le slogan «I’m a PC», celles qui respectent implicitement les consignes de Steve Ballmer, nombreux sont ceux qui vont finir par cliquer sur n’importe quel service Web avant de considérer ceux de Google, comme ils le font présentement pour les produits Apple. Qu’en est-il des tenants du libre et ouvert? Par réflexe, ils sont anti-Microsoft et tolèrent à peine Apple. Selon eux, le iPhone est une bébelle pour les friqués, gadget qu’il faut déverrouiller illégalement, et le iPad, une sorte d’ordi pour matantes ou, à la limite, pour néophytes. Voilà du moins ce qui se dit (notamment) sur mon blogue à la Cyberpresse. La plupart adorent leur téléphone Android (Google), ils sont nombreux à taper dans des Netbooks sous Ubuntu (plateforme de prédilection de Google), certains tripent sur la Google Wave (beta à l’essai), ils adorent la simplicité et la vitesse de Chrome (Google) au détriment même de Firefox, un produit de la Fondation Mozilla où l’Open Source est érigé en absolu, et tous rêvent d’une tablette sous Chrome OS (Google) sans guedis-guedis. Pourquoi? Parce que l’ouverture de l’oncle Eric au monde Open Source serait de loin supérieure à celle de ses adversaires commerciaux. Exemple récent. Si, à partir de votre boîte Linux, vous êtes incapables de visionner les émissions de Tou.tv, découvrez une «manip» GreaseMonkey pour Firefox sur le Net, appliquez-la et soyez heureux pour les générations à venir. Si ça ne marche pas, alors oubliez Firefox et passez à Google Chromium. Installez-le et bidouillez-le sommairement. Vous y arriverez. Non? Dommage! Les émules du Grand Pingouin, eux, ils persévèrent jusqu’au moment où ils finissent par y arriver. Et ils adorent! Si ce n’est pas à la portée de tout le monde, c’est au moins libre, ouvert et, dans ce cas précis, gratuit. Ce qui signifie qu’il faut privilégier ce type d’approche. En l’occurrence, il faut appuyer Google, boîte « cool » qui rend tout cela possible, contrairement à Microsoft et Apple qui, eux, enferment les gens dans leur « i »-quelque chose ou dans leur « Dot-Net Framework ». D’où l’amusante contradiction naissante : puisque par principe, on est contre la philosophie informatique d’Apple et Microsoft, on appuie Google, cette richissime commerçante d’infos sur les internaute dont les intentions de devenir maître du monde (à l’exception peut-être de la Chine) sont à peine voilées. On se rappelle qu’une logique analogue a déjà permis aux Américains de soutenir les Talibans et à la théocratie iranienne d’appuyer le socialisme vénézuélien. Comme quoi, rien n’est jamais limpide.
Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.