La troisième édition de la conférence sur les TIC dans le secteur du droit a souligné les avantages offerts par les TIC, tout comme les défis associés à leur mise en oeuvre et leur intégration aux façons de faire en vigueur.
Les technologies de l’information et des communications (TIC) ont envahi toutes les sphères de l’activité humaine. Ce faisant, elles ont incité moult professions à redéfinir leurs façons de faire, ce qui est notamment le cas des avocats, juges, conseillers juridiques et autres spécialistes du droit. Pour y voir plus clair, ces derniers étaient conviés cette semaine à Montréal à une conférence sur le sujet intitulée Legal IT 3.0.
Aux dires des organisateurs, 170 285 (MAJ: 27-04-2009) personnes avaient répondu à l’appel en provenance de la grande région montréalaise et d’ailleurs au Québec, mais aussi des États-Unis. Pour cette troisième édition, un riche programme de conférences soutenues par une soixantaine de conférenciers nord-américains et européens leur était proposé durant les deux jours que durait l’événement.
Au coeur des transformations générées par les TIC se trouve le support sur lequel sont désormais conservées les documents pouvant servir de preuve, lequel sont maintenant électroniques et admissibles en tant que tel devant les tribunaux. C’est notamment le cas des messages envoyés par courrier électronique, incluant les documents qui les accompagnent en pièces jointes (.doc, .pdf, .tif, .wav, etc.).
La facilité avec laquelle peuvent être générés de tels documents n’est pas sans engendrer un problème de surabondance documentaire. La difficulté de localiser les documents pouvant servir dans une cause constitue le principal défi de l’utilisation des documents électroniques. Il existe plusieurs méthodes et outils facilitant la localisation des documents pertinents – que les Anglo-saxons appellent e-discovery – ce dont traitaient plusieurs conférenciers.
« On produit tellement de documents aujourd’hui qu’ils ont remplacé, jusqu’à un certain point, les témoignages en personne lors des procès, soutient Dominic Jaar, conseiller juridique chez Conseils Ledjit, de Montréal. On peut y trouver des éléments de preuve sans avoir à faire venir qui que ce soit à la barre. »
Au départ, une saine gestion
Comme on sait rarement quelle affaire se retrouvera devant les tribunaux, les échanges et les documents électroniques qui y sont liés ne sont pas toujours identifiés comme tels, d’où la difficulté que présente « l’extraction » de tous les documents et échanges pouvant servir dans une cause. Ce qui fait dire à Nicholas Trottier, avocat, Analyse et gestion documentaire, chez McCarthy Tétrault, que la solution au problème passe par l’établissement de saines pratiques de gestion documentaire et leur généralisation à la grandeur de l’organisation.
Cela implique qu’il faille formaliser les processus de création et d’échanges de documents électroniques et amener les gens à utiliser des mots clés pertinents et standardisés. L’établissement d’une politique de gestion documentaire s’accompagne de la mise en oeuvre d’un calendrier de conservation, qui précise le cycle de vie de chaque type de document et son traitement en fin de vie utile, afin de ne pas surcharger les systèmes de stockage de l’organisation.
Quand cette étape préliminaire, mais cruciale est réalisée, on utilisera des solutions d’analyse de contenu qui facilitent la localisation des documents pertinents selon divers critères, tels qu’établis par l’organisation conformément au litige en cours. Vient ensuite le processus très coûteux en temps et en ressources de validation de la pertinence des documents localisés. Meilleurs sont les processus documentaires, moins on a de documents à traiter et à analyser en fin de compte. L’objectif est d’avoir de moins en moins de documents à mesure qu’on avance dans le processus de tri des documents.
« Quand il y a un litige, on dit aux gens de ne toucher à rien et surtout de ne modifier ni détruire aucun document qu’ils conservent localement, qu’on va venir et analyser tout ça, et ça, ce n’est pas toujours évident à leur faire comprendre, car ils veulent faire le ménage avant qu’on arrive », souligne Nicholas Trottier.
« On ne peut pas tout garder et encore moins tout analyser, d’ajouter Sharon Redding, technicienne juridique senior, Département du litige, chez Bell Canada. Alors, on doit consulter toutes les parties impliquées dans l’affaire pour établir les critères qui serviront au traitement et à l’analyse des documents. »
Il existe notamment des solutions qui permettent de transposer graphiquement, sous forme de diagrammes, les échanges de courriel survenus entre diverses personnes. Cette approche permet de restreindre le processus d’analyse aux personnes ayant beaucoup échangé dans le cadre d’une affaire précise et qui sont possiblement reliées à une accusation, par exemple un délit d’initiés.
L’utilisation des documents électroniques lors du procès offre beaucoup d’avantages par rapport aux documents papier : ils sont non seulement moins coûteux à produire, mais aussi beaucoup moins encombrants. « Dans certains cas, l’utilisation des documents papier n’est pas vraiment possible, ni souhaitable, soutient Debbie Westwood, consultante pour la firme-conseil ontarienne InTechGration. Il faut parfois utiliser plus d’une technologie pour produire les preuves. Le format TIFF est un choix pratique, parce qu’il est flexible et est utilisé par la plupart des systèmes de gestion documentaire. »
Résistance au changement
Malgré les avantages supérieurs qu’offre l’utilisation des TIC dans le secteur juridique, force est de constater que celle-ci n’est pas aussi répandue qu’on le voudrait. En fait, le secteur affiche un taux d’adoption des TIC des plus faibles. Divers facteurs expliquent ce retard, dont le poids de la tradition et des symboles associés au monde de la justice.
Dans ce secteur dominé par la tradition – on n’a qu’à penser au code vestimentaire et à la lourdeur des procédures légales – certains symboles ont la vie dure parce qu’ils concourent à rassurer la population quant à l’indépendance et l’impartialité de l’institution, en plus d’inspirer le respect. La bâtisse dans laquelle se trouve le tribunal, qui se doit d’être imposante et évidemment faite « de brique et de mortier », en est un bel exemple.
« Des choses ont changé dans le secteur juridique, comme la façon d’accéder à l’information, mais le portrait d’ensemble, lui, n’a pas beaucoup changé avec le temps, reconnaît Ethan Katsh, professeur à la University of Massachusetts. C’est une façon de penser, il y a de la résistance au changement. Il y a aussi le coût des logiciels et de leur implantation qui en refroidit plus d’un. Mais surtout il y a les rituels qui sont propres au secteur et qui persistent. Aussi, la loi donne beaucoup d’autorité au texte écrit, noir sur blanc. »
Parallèle américain
Pour mieux illustrer les obstacles qui freinent l’adoption de la cyberjustice, Peter Martin, professeur à la Cornell Law School, de New York, a décrit la situation qui prévaut aux États-Unis. Bien qu’un nombre grandissant de documents juridiques soient émis de façon électronique – dont les rapports de cour depuis le début des années 1990 – et que la plupart des acteurs reconnaissent les atouts du numérique, divers facteurs structurels n’en favorisent pas l’adoption.
Il y a premièrement la décentralisation qui y prévaut, alors qu’aucune autorité ne peut forcer l’ensemble des juridictions à adopter telle ou telle technologie. Par conséquent, les initiatives sont réalisées de façon isolée et non concertée, ce qui réduit leur portée et élimine toute possibilité d’effet de levier.
« Personne ne veut être responsable de l’introduction des technologies. Quand quelqu’un veut bien s’en occuper, au niveau de sa juridiction, il n’est jamais d’accord avec ce qui se fait à l’extérieur et est rarement satisfait par ce qu’offrent les fabricants. Donc, ça n’avance pas vite », résume Peter Martin. Il ajoute que le fait que le secteur ne soit pas soumis aux forces du marché, qui constituent un important catalyseur de changement dans le secteur commercial, n’aide pas à la cause.
Langdon Winner, chercheur au Rensselaer Polytechnic Institute, de New York, reconnaît toutefois que le secteur juridique est actuellement en profonde mutation, pas tant au niveau de son fonctionnement interne qu’au niveau des échanges dans le cyberespace.
« Il y a quelque chose d’important qui se passe ici, mais personne ne sait exactement quoi, lance-t-il. Personne ne contrôle vraiment quoi que ce soit sur le Web, tout ou presque y est gratuit et n’importe qui peut faire ce qu’il veut avec le contenu qui y circule. Bien qu’il y ait beaucoup de sources de conflits sur le Web qui se résolvent la plupart du temps à l’amiable, plusieurs disent que la police et les avocats ne devraient pas s’en mêler, alors que d’autres prédisent carrément la fin prochaine de la profession d’avocat. Mais ça, on nous l’avait déjà prédit il y a dix ans… »
Alain Beaulieu est adjoint au rédacteur en chef au magazine Direction informatique.