La crise économique qui s’amène risque de chambouler passablement l’équilibre qui existe dans l’industrie des TI. Naviguer dans des eaux troubles et arriver à bon port nécessitera beaucoup de prudence et de doigté.
L’incertitude que fait planer la crise financière sur le développement de l’industrie des technologies de l’information (TI) en empêche plus d’un de dormir. Assistera-t-on à un choc comparable à l’éclatement de la bulle des technos en 2001 qui a rayé plus d’une entreprise de la carte? Sommes-nous à l’aube d’une crise encore plus profonde?
Aux dires de la Banque du Canada, le pays est en récession depuis décembre, soit trois mois après que la crise financière ait frappé les États-Unis. Le Fonds monétaire international (FMI) s’attend à ce que le produit intérieur brut (PIB) du Canada diminue de 1,2 % en 2009, alors que l’économie mondiale ne croîtra que de 0,5 %. « Ce n’est pas beaucoup, confirme Sébastien Ruest, vice-président, division de la recherche, chez IDC Canada. C’est sûr que ça va avoir un impact important sur l’économie. Mais le problème, c’est qu’on ne sait pas encore dans quelle direction la situation va évoluer. »
Certains économistes, parmi les plus pessimistes, soutiennent même qu’on entrerait dans une période de dépression économique. Rappelons qu’à la différence d’une récession qui est caractérisée par une diminution temporaire de l’activité économique, une dépression se traduit par une diminution importante et durable de la production et de la consommation.
« Il y en a qui font le parallèle avec 1929, affirme Patrick-Claude Dionne, vice-président fusion, acquisition et financement d’entreprise de la firme-conseil en gestion financière Grant Thornton. Reste à voir si les capitaux injectés vont faire en sorte de stimuler suffisamment l’économie pour que ça reste une récession et que ça ne devienne pas une dépression. »
Un impact négatif sur les ventes
Quoi qu’il en soit, une chose est sûre, la crise aura un impact négatif sur les ventes de technologies. En fait, la firme Forrester Research prévoit une baisse de 3 % des ventes de produits et services en TI à l’échelle de la planète en 2009 par rapport à 2008, lesquelles totaliseront alorsà 1,66 trillion de dollars américains. IDC croit que cela entraînera un manque à gagner de 35 milliards de dollars américains.
« Aujourd’hui, les entreprises focalisent sur les revenus et coupent au niveau des dépenses, souligne André Duquenne, président de T2ic, une firme spécialisée en transfert technologique et recherche de financement. Les entreprises qui ralentissent ou arrêtent leurs activités pendant un mois, deux mois, ne vont pas se mettre à investir dans du logiciel. »
Résultat : de nombreuses entreprises ont gelé leurs projets et leurs investissements technologiques en 2009. « Dans de nombreuses entreprises, on n’a pas encore établi de budget TI pour 2009, on préfère attendre pour voir comment la situation économique va évoluer avant de distribuer les ressources, note Sébastien Ruest. On garde les lumières allumées et c’est tout. Ça, ça va entraîner des discussions avec les fournisseurs, incluant des renégociations de contrats. On commence à voir ça de plus en plus. »
« Les projets en place vont continuer de se faire, ajoute-t-il. Mais les gros projets d’intégration de systèmes vont être ralentis et les projets qui étaient prévus pour les 12 à 18 prochains mois vont être mis en attente. […] Mais au Canada, on est un peu plus conservateur qu’aux États-Unis ou qu’en Europe, pour ce qui est des dépenses. Ce qui fait que pour l’instant le Canada n’est pas affecté de façon aussi dramatique que le reste du monde. »
Rationaliser le parc informatique
On peut s’attendre aussi à ce que la crise pousse les entreprises à rationaliser leur parc informatique. « Les entreprises ont commencé à faire une évaluation de leurs actifs technologiques, même avant la crise, souligne Sébastien Ruest. Elles se demandent si elles n’ont pas trop de logiciels installés. C’est sûr que la crise va accélérer ça un peu. Mais l’effet va surtout être au niveau des nouvelles licences, les entreprises vont laisser faire les ajouts de fonctionnalités qui ne sont pas nécessaires. »
Du côté des fournisseurs de TI, une réévaluation des priorités stratégiques est à prévoir. « On peut s’attendre à ce que des entreprises de TI ralentissent leurs activités de R&D et se focalisent sur les ventes ou, plus simplement, ferment leurs portes, prophétise André Duquenne. Mais je ne crois pas qu’il va y avoir des fermetures en grande quantité comme on a vu au début des années 2000. »
Sébastien Ruest s’attend à ce que les fermetures soient plus fréquentes parmi les petites entreprises qui ont un marché d’affaires restreint ou qui ont peu de clients ou de produits. Des fusions et des acquisitions sont aussi à prévoir.
Impact mitigé
Cela étant dit, plusieurs croient que l’impact de la crise sur l’industrie des TIC ne devrait pas être trop important, car l’utilisation des TI vise à accroître la productivité des entreprises et à leur permettre de réduire leurs coûts.
« Généralement, les entreprises de TI proposent des solutions qui génèrent des retombées, et ça, ça favorise le secteur, soutient Nicole Martel, présidente de l’Association québécoise des technologies (AQT). Elles sont dans un bon créneau, parce qu’elles visent àfaire des économies. Les entreprises clientes vont peut-être morceler leurs projets, mais elles vont continuer d’investir en TI.
« L’impact de la crise est beaucoup lié à ce que les États-Unis vont être capables d’absorber comme consommation. Comme c’est notre principal marché d’exportation, si les États-Unis réussissent à se maintenir pas trop mal, je ne crois pas qu’on va vivre un contrecoup aussi important que ce qu’on a vécu au début des années 2000. »
« La croissance du secteur est plus grande que l’ensemble de l’économie. C’est un principe de base », renchérit Sylvie Gagnon, directrice générale de TechnoCompétences, le Comité sectoriel de main-d’œuvre en technologies de l’information et des communications.
Le fait qu’on est aujourd’hui en présence d’une industrie davantage mature qu’il y a neuf ans, donc plus solide, la rend moins vulnérable face à la crise. « Quand la bulle a éclaté, on avait investi dans beaucoup trop de dossiers qui avaient des projets d’affaires du genre ‘agréable à avoir’, se rappelle Hubert Manseau, associé principal senior chez Multiple Capital. Aujourd’hui, on est plus prudent et on se concentre sur des dossiers qui sont basés sur des projets d’affaires du genre ‘nécessaire à avoir’, c’est-à-dire qu’on va proposer des solutions qui viennent résoudre un problème majeur et qui vont permettre des économies ou des gains majeurs pour l’entreprise. La bulle nous a donné une leçon. »
« C’était écrit dans le ciel que nous ne ferions plus de fabrication au Québec, ajoute Sylvie Gagnon. Aujourd’hui, on est davantage actif dans le secteur de la propriété intellectuelle et du développement de nouveaux produits, grand bien nous en fasse. [..] Il y a une maturité du secteur qui est plus grande que jamais, ce qui ne peut pas faire autrement que de nous donner une certaine stabilité. »
L’effet boule de neige
Sébastien Ruest, d’IDC, croit au contraire que l’impact de la crise pourrait être plus dommageable que l’éclatement de la bulle. « La différence avec 2001, c’est qu’aujourd’hui la crise affecte tous les secteurs, pas juste le secteur de la technologie, dit-il. Par exemple, supposons que beaucoup d’entreprises ferment dans le secteur de l’automobile, ça fait beaucoup de chômeurs qui n’achèteront pas d’ordinateurs. Par conséquent, le fabricant d’ordinateurs ferme ses portes, contribuant à accroître le chômage et donc à diminuer la consommation d’autres produits, et ainsi de suite. Donc, l’effet boule de neige est plus important qu’en 2001. C’est évidemment le pire scénario. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’on a l’expérience de 2001 et que beaucoup d’entreprises ont appris à passer au travers une crise et ont donc une idée des moyens qu’on peut mettre en place pour survivre. »
Pour les mêmes raisons, on ne s’attend pas à ce que la crise ait un impact très important sur le marché de l’emploi, puisque la demande est déjà très forte.
« On va baisser au niveau de l’emploi, mais on est beaucoup moins fragile qu’on l’était, parce qu’on a déjà perdu les joueurs dans le secteur manufacturier qui employaient beaucoup de monde, comme Nortel, ce qui fait qu’on est moins à risque qu’à cette époque, explique Sylvie Gagnon. Par exemple, dans le secteur du jeu, ça va très bien, on n’a pas eu de coupures sérieuses à Montréal. Dans le secteur gouvernemental, il y a beaucoup de départs pour la retraite, ce qui met Québec à l’abri des gros bouleversements. Entre 2005 et 2006, l’emploi a augmenté d’une façon extraordinaire, plus qu’entre 1999 et 2000! Donc, notre secteur est assez vigoureux, plus que beaucoup d’autres secteurs […] et on a une main-d’oeuvre hyperqualifiée. »
Les mobiles: à l’essentiel
La demande pour les appareils portatifs, tels que les téléphones mobiles et les ordinateurs de poche, devrait aussi connaître une baisse de la demande en 2009, aux dires de Gartner. « Ça va être une année difficile pour les gadgets mobiles, parce qu’une certaine consolidation va se faire au niveau de ces produits-là qui sont presque non essentiels, affirme Sébastien Ruest. Par exemple, si quelqu’un a un ordinateur portatif, a-t-il vraiment besoin d’un téléphone mobile et d’un miniportatif? »
On trouve parmi les secteurs qui seront épargnés par la crise, le secteur des services-conseils, alors qu’IDC prévoit une hausse de 5,2 % des dépenses mondiales en services de TI en 2009 par rapport à 2008.
« Des services-conseils concernant des projets spécifiques ne seront peut-être pas renouvelés ou adoptés, note Sébastien Ruest. Mais les services-conseils qui vont aider les entreprises à modifier de façon drastique les opérations pour générer davantage de revenus ou d’économies vont continuer. Au niveau des services d’impartition, on prévoit qu’il va y avoir une augmentation, parce que c’est plus facile d’enlever sur un bilan financier une dépense externe qu’une dépense interne. »
Les technologies permettant de rationaliser les processus d’affaires, incluant les solutions de gestion des processus d’affaires, d’intégration des données, de gestion du risque et de la performance, vont aussi connaître une hausse, parce qu’elles permettent de réduire les coûts, tout comme les technologies de virtualisation, croit Gartner. Idem pour les technologies dites « vertes », parce qu’elles permettent de réduire la consommation de ressources, et les technologies de nuage informatique (cloud computing), qui permettent de réduire le coût total de possession.
Finalement, les logiciels de collaboration et de communications unifiées sous IP, incluant les solutions de vidéoconférence et de téléprésence, devraient aussi attirer l’attention des entreprises, croit Gartner, car elles permettent de réduire les frais de déplacement.
Alain Beaulieu est adjoint au rédacteur en chef au magazine Direction informatique.
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