Les outils de communications modernes, omniprésents et omniscients, nous mettent dans un état d’urgence permanent. La question qui tue : sommes-nous vraiment plus productifs?
Pour préparer cette chronique, j’ai d’abord parcouru quelques sites de nouvelles portant sur les TI où j’ai constaté que, cette semaine, la majeure partie du matériel en ligne était relative à l’industrie de la communication mobile. C’est tellement devenu le sujet de l’heure, que j’en ai même retrouvé plusieurs incidences dans les sections généralistes. À ce que j’ai pu voir, on semblerait plus intéressé à spéculer sur le nombre d’appareils iPhone qui s’écouleront dès aujourd’hui au Canada, que de réfléchir sur la dangereuse escalade militaire en gestation qui implique Téhéran et Jérusalem ou encore sur les dividendes environnementaux récoltés (ou non) au récent sommet du G8. Ainsi, j’ai pu lire que Jim Prentice, le ministre canadien de l’Industrie, réclamait des explications de Bell Mobilité et de Telus Mobilité face à leur décision de commencer à facturer non seulement l’envoi de messages textuels, mais aussi leur réception. Une autre nouvelle m’a d’ailleurs expliqué que cette attitude des compagnies de téléphone était qualifiée « d’abusive » par des groupes de défense des consommateurs. Tout cela, ai-je pu lire ailleurs, alors que le Nouveau Parti démocratique vient de mettre une pétition en ligne afin que l’on puisse s’y opposer. Et à la une des nouvelles, j’ai appris que Rogers (incluant sa division Fido), à la suite de pressions des consommateurs (notamment via le site Ruinediphone qui se targue d’une pétition de quelque 60 000 cybersignatures), avait décidé, « pour un temps limité », de revoir sa tarification relativement au iPhone 3G. Partout, ai-je pu constater, on s’est fait un devoir de rappeler que c’était aujourd’hui que débutait au Canada, au Japon et dans une vingtaine d’autres pays, la vente du célébrissime phénoméno-gadget. J’ai même lu une dépêche selon laquelle, au pays du soleil levant, des gens auraient fait la file pendant trois jours afin de se le procurer.
Que la force mobile soit avec vous?
Tout cela me turlupine. C’est que, voyez-vous, je fais partie de ceux à qui, depuis les années 1980, il arrive d’écrire des choses comme le fait qu’une gestion d’entreprise dynamique, éclairée et profitable passait par la modernisation de ses infrastructures de télécommunications, par une optimisation de ses moyens de communication, par l’« empowerment » (sic) de sa main-d’œuvre mobile et ainsi de suite. En rapportant fidèlement tous ces poncifs technos émanant des Cisco, Bell et autres Motorola, je n’ai exercé que mon métier de journaliste et, ce faisant, j’ai pu observer la frénésie communicatrice se mettre en place.
J’ignore si les entreprises de 2008 sont mieux gérées que ces méga-machins d’il y a quarante ans. Je suppose qu’en 1968, le PDG d’IBM ou celui de GM était capable de prendre des décisions éclairées, rapides et lourdes de conséquences, aussi bien que celui, en 2008, de Boeing ou de Samsung. En 1968, on se rencontrait, on se téléphonait et on s’écrivait des lettres ou des mémos. En 2008, si on continue de se parler, on ne s’écrit plus de lettres sur du papier… à moins d’être avocat. Par contre, on a ajouté une kyrielle de moyens visant à communiquer : courriel, messagerie Web (MSN/Live, AIM, GoggleTalk et autres Yahoo), logiciels de collaboration, forums, blogues, SMS, téléphones intelligents, réseautage social (FaceBook, MySpace, Twitter, Friendfeed et tutti quanti). C’est à n’en plus finir.
En 1968, seules les grandes entreprises pouvaient se permettre d’être multinationales. En 2008, mondialisation oblige, la PME se doit de l’être. Et elle le peut grâce à une panoplie d’outils intelligents, matériel et logiciel, qui rendent possible tous les diktats du « juste-à-temps ». Autrement dit, quand il entre dans son « cockpit décisionnel », le PDG dispose de moyens nouveaux lui permettant de gérer sur 5 pays comme naguère on le faisait sur un village beauceron. Son entreprise a acquis la techno nécessaire. Il lui est devenu possible de visualiser en « temps réel » (y a-t-il du temps irréel?) l’état de la productivité, ce qui s’est rapidement transformé, pour cause d’actionnaires et de « day-traders » pressés, en une certaine « obsession de la productivité ».
Plus productifs?
Osons un parallèle. Peut-on dire qu’un soldat professionnel de 2008, celui qu’on retrouve présentement sur la ligne de feu en Iraq ou en Afghanistan, est plus « productif » avec tout l’arsenal personnel très hi-tech dont il dispose, c’est-à-dire qu’il arrive à tuer plus d’ennemis, que celui de 1944, en Normandie, lequel n’était armé que d’une 303 à culasse et d’une baïonnette? La réponse, bien sûr, est non. Il suffit de méditer sur le fait qu’au Moyen Age, époque des piques, des sabres et des hallebardes, il y eut des batailles de quelques heures qui laissèrent sur place des dizaines de milliers de cadavres. C’est une question de contexte. Les temps changent, la complexité s’accroît, les outils s’ajustent, mais les résultats se ressemblent. Le problème, c’est qu’il semblerait que l’on ait oublié de mettre la « machine à outils » hors tension et qu’elle ait continué à en fabriquer et à en fabriquer en des quantités de plus en plus importantes, à des prix de plus en plus abordables. Tant et si bien que tout le monde, leurs beaux-frères et leurs cousins inclus, en a voulu. De sorte que, de nos jours, l’objectif derrière le fait de disposer d’outils de communication n’est plus d’assouvir son « obsession de la productivité », mais simplement de les avoir, parce qu’il faut les avoir, parce que tous les collègues, les amis ou les quidams les ont, parce que c’est ainsi qu’on fait désormais les choses. Sinon on nage à contre-courant, on est un « rebelle », on devient inapte aux promotions professionnelles et/ou sociales.
Les outils de la crédibilité
On ne s’identifiera pas à l’utilité du gadget, mais à lui-même et au style de vie qu’il suppose. Le « cogito ergo sum » de Descartes devient « J’y pense, donc j’en suis! » Observez la condescendance (parfois disgracieuse) d’un propriétaire de iPod (l’élite, le design, la classe, le bon goût) face à un utilisateur de Zune (la vulgarité, la kétainerie, le gros rouge qui tache, etc.) ou celle d’un linuxien convaincu (le savoir, l’audace, la débrouillardise) face à un utilisateur serein de Windows Vista (l’ignorance crasse, l’analphabétisme informatique, le syndrome du mouton, etc.).
Pour être crédible, il faut désormais disposer du tout dernier cri de l’arsenal complet : téléphone intelligent, quelques adresses de courriel et de messagerie (incluant, bien entendu, une GMail), compte sur plusieurs systèmes de réseautage social, blogue connu et visité, participation active à des forums et j’en passe. Malheureusement, tous ces outils doivent être entretenus; à défaut, les pires rumeurs commenceront à circuler sur leur propriétaire. On parle donc d’une somme significative de temps, du temps pas toujours facturable, qu’il faut consacrer à l’entretien et à l’optimisation de ces outils.
L’état d’urgence
Si je vous envoie un SMS pour vous avertir que j’ai laissé un message dans votre boîte vocale et si, pour être bien certain, je complète avec un courriel pour m’assurer que vous avez bien reçu mon SMS, suis-je plus productif que si je ne vous envoie qu’un SMS ou qu’un appel téléphonique ou qu’un courriel? La réponse est non. En fait, je ne souffre pas « d’obsession de la productivité », mais « d’obsession de l’urgence ».
Car pour s’assurer de la pertinence de tous ces outils, il importe que l’on croie en leur valeur stratégique, sinon, comment justifier l’investissement en temps et en argent qu’ils supposent? Et la seule façon d’y arriver est de s’imaginer que toute communication est à caractère d’urgence, qu’elle doit avoir la priorité partout. Même dans notre chambre à coucher. En 2008, on ne peut plus attendre 9 h du matin pour apprendre que le feu a ravagé un entrepôt relevant d’une division associée à la nôtre; on veut le savoir aussitôt les pompiers rendus sur place. Voilà pourquoi on garde son Blackberry en état de veille sous l’oreiller. J’exagère à peine!
Cette obsession de l’urgence qui, finalement, n’a rien à voir avec la productivité essentielle à une entreprise, correspond à une tendance lourde impossible à refréner. Un peu comme ces casquettes de baseball que les jeunes hommes se mirent à porter dans les années 1980. Du temps d’Henri IV (1553 – 1610), ce phénomène était bien connu sous le nom de « mode qui trotte ».
C’est ce qui explique qu’Apple va vendre, aujourd’hui, une quantité phénoménale d’appareils iPhone dans les 22 pays qui font désormais partie de sa liste des élus. Et c’est ce qui explique que plusieurs utilisateurs de Blackberry de ma connaissance n’en utilisent qu’une partie du potentiel. Mais bon, ils en ont un et, déjà, ils ont commencé à dire des méchancetés sur le iPhone. Et toc.
Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.