Pourfendeurs et défendeurs de la gestion des droits numériques se livrent une vive bataille. Pour les premiers, des questions touchant l’éthique et les droits des consommateurs occupent le coeur du débat. Dans le camp adverse, on invoque l’avenir des industries dépendant du droit d’auteur, l’enjeu se chiffrant en milliards de dollars.
Le 10 juin dernier, des manifestants sont descendus dans les rues de plusieurs villes américaines afin de protester contre les restrictions imposées par la compagnie Apple aux acheteurs fréquentant son site iTunes. Au cours des derniers mois, des manifestations ont eu lieu dans diverses villes françaises sous l’impulsion de l’organisme Stop DRM, qui s’oppose au projet de loi du gouvernement de Villepin sur les droits d’auteur et les droits voisins (projet de loi DADVSI).
Aux quatre coins du monde, s’organise l’opposition à la gestion des droits numériques (GDN), cette technologie en plein essor ayant pour but de contrôler l’utilisation des oeuvres numériques. Les limites posées par la GDN – ou DRM, abréviation de l’expression anglaise Digital Rights Management – prennent diverses formes : impossibilité de consulter une oeuvre sur des matériels concurrents, utilisation de l’oeuvre à l’intérieur d’une zone géographique précise, désactivation de certaines fonctions matérielles, prohibition du transfert entre appareils de façon à contrôler la copie des oeuvres…
Les systèmes de GDN touchent un vaste domaine, celui des contenus numériques destinés à l’ensemble des divertissements à domicile et des plateformes multimédias mobiles, ce qui englobe des secteurs tels la musique numérique, la vidéo à large bande, la télévision mobile, les DVD haute définition et la diffusion IPTV.
Nombreux sont les consommateurs ayant acheté des CD à usage restreint par la GDN et s’insurgeant contre les inconvénients du concept. Sentiment exacerbé depuis « l’affaire Sony », dans laquelle la multinationale a été contrainte, l’année dernière, de retirer du marché le système de GDN (de type rootkit) servant à cadenasser ses CD. À l’insu de l’utilisateur, le système introduisait un parasite dans l’ordinateur lisant le disque, créant une brèche dans la sécurité.
L’application actuelle de la GDN fait en sorte que l’utilisateur ne peut contrôler entièrement l’usage des contenus numériques qu’il a légalement achetés. Certains acquis ne tiennent plus, comme le droit d’usage loyal et le droit de « première vente », qui sont normalement consentis au propriétaire d’une copie en vertu des lois sur le droit d’auteur. « En pratique, la DRM correspond davantage à une location ou à un droit d’usage provisoire techniquement surveillé, qu’à une vente », peut-on lire dans l’encyclopédie Wikipedia.
Sans parler des problèmes d’ordre purement éthique que suppose la GDN – telles la mise en place d’une informatique surveillée et l’atteinte à la vie privée – ni du frein qu’elle pourrait constituer pour la libre circulation de l’information, ni des menaces qu’elle fait planer sur le logiciel libre.
À ces doléances, les défenseurs de la GDN rétorquent que les créateurs de contenus numériques doivent pouvoir exercer un contrôle sur les copies qui sont faites de leurs oeuvres. À leurs yeux, la GDN représente le premier projet réussi de distribution équitable de contenus numériques sur une vaste échelle, dont profitent à la fois les artistes et leurs clients.
Importance des enjeux
En dépit de l’appui de plusieurs gouvernements qui, à l’instar des États-Unis, ont donné force de loi aux mesures de GDN, celles-ci ont toutes été déjouées d’une façon ou d’une autre. Malgré cela, les analystes prévoient un essor considérable de ces technologies au cours des prochaines années : selon la firme d’analyse iSuppli, le marché atteindra 4,7 milliards $ à l’échelle du monde en 2010 – l’année dernière, il s’élevait à 1,5 milliard $ pour les applications réseautiques et mobiles.
Ces efforts déployés contre vents et marées en faveur de la GDN s’expliquent sans doute par l’importance des enjeux. À titre d’exemple, la contrefaçon a fait perdre 34 milliards de dollars à l’industrie du logiciel en 2005, selon une étude du Business Software Alliance. Une copie sur trois des logiciels destinés au PC a été piratée l’an dernier, rapporte IDC.
Mais cela ne représente qu’une goutte d’eau dans la mer houleuse des intérêts qui se jouent. À cet égard, la GDN même pourrait bien constituer le principal facteur de perte, bien avant l’opposition qui lui est faite. Selon iSuppli, des centaines de milliards de dollars et l’avenir d’une douzaine de marchés de contenus numériques sont compromis par l’incapacité des entreprises et des industries à s’entendre sur la façon d’appliquer la GDN. Le cantonnement de chaque secteur et de chaque organisme à ses propres normes de GDN engendre une incompatibilité des différentes technologies. L’absence d’interopérabilité est perçue par iSuppli comme un problème majeur, qui freine la croissance des marchés et dont l’ampleur grandira.
Pour le consommateur, il y a là une complexification qui risque de l’éloigner du marché des contenus numériques et de le jeter littéralement dans les bras des téléchargements gratuits qui, justement, sont combattus à l’aide de la GDN. Au fur et à mesure que se déploie celle-ci, une question doit être posée avec plus de persistance, souligne un analyste : « Les systèmes de GDN visent-ils à combattre la piraterie, ou simplement à se protéger contre la concurrence?
D’après iSuppli, le succès ou l’échec de la GDN implique des répercussions allant bien au-delà des revenus qu’elle génère. Il s’agit de l’une des technologies « les plus stratégiques et les plus concurrentielles », ayant le potentiel de « départager gagnants et perdants ».