Les temps sont difficiles pour les progressistes. À toute heure, à tout vent, le conservatisme guette et frappe. Pas seulement au Canada anglais sur, notamment, des enjeux de sécurité publique, mais, comme vous pouvez le lire ci-après, aux États-Unis sur une question aussi stratégique qu’Internet.
Si je vous décris un projet de loi traitant d’un problème moins criant que bien d’autres, un problème que l’on monte en épingle et dont on dénature idéologiquement la réalité avant de le faire largement déborder sur le secteur socioéconomique auquel il appartient, un projet de loi où on garantit des châtiments démesurés aux contrevenants qui sont à l’origine d’une partie du problème et où on collecte des tombereaux de fric grâce aux lobbys associés, vous allez imaginer que j’entends vous parler de Stephen Harper et de ses Réformistes-Conservateurs. Mais vous aurez tort.
Je vais plutôt vous entretenir du projet de loi SOPA (Stop Online Piracy), une emmanchure républicaine (1) qui est en train de cheminer dans l’appareil législatif américain et qui risque de nous toucher, ici même au Québec. L’objectif? Protéger la propriété intellectuelle des Américains et punir sévèrement (euphémisme) les contrevenants, surtout les étrangers.
Celui qui l’a introduit à Washington est le congressman Lamar Smith, un républicain du Texas qui préside le Comité judiciaire de la Chambre des représentants, tout en siégeant au Comité de la Science, de l’Espace et de la Technologie, ainsi qu’au Comité de la Sécurité domestique. Membre du Tea Party, associé à la National Rifle Association et à la mouvance antiavortement, cet ancien gérant de ranch est surtout financé par les industries de la musique, du film et de la télé. Bref, les mauvaises langues accusent ce Texan d’être à la solde d’Hollywood. Fait à signaler, on retrouve dans la région d’Austin que représente M. Smith d’importants locaux appartenant à Dell, Facebook et Apple, des opposants présumés à sa croisade politique.
Pour fignoler son projet, cet élu a pu compter sur l’appareil administratif de la législature américaine, en l’occurrence sur le zèle de deux recherchistes aguerries, soit Allison Halataei et Lauren Pastarnack. Or, la semaine dernière, toutes deux ont troqué leur rond de cuir pour un fauteuil bien payé aux lobbys qui grenouillent le plus en faveur du SOPA : Mme Halataei est désormais « chef de liaison au Congrès » de la National Music Publisher’s Association (NMPA) et Mme Pastarnack, « directrice des relations gouvernementales » pour le compte de la Motion Picture Association of America (MPAA) dont, incidemment, le tout nouveau P.D.G. est un politicien carriériste, Chris Dodd, ci-devant sénateur démocrate de 1981 à 2011.
Et si on consulte MapLight, un site Web dont la raison d’être est la divulgation du financement de la classe politique étasunienne, on constate que les partisans du SOPA ont fourni près de 50 M$US à la cause, mais que les opposants n’ont, à ce jour, contribué qu’à la hauteur de 6 M$US.
En épluchant la liste des contributeurs pour ou contre, on arrive essentiellement à l’antagonisme suivant : Hollywood/Los Angeles/Parti Républicain vs Silicon Valley/San Francisco/Parti Démocrat (2). Amusant, mais un peu déroutant; dans les rangs pro-SOPA, il y a de nombreux Démocrates.
En gros, ces derniers clament que leur projet de loi est là pour protéger les consommateurs contre des produits dangereux et le monde corpo contre la chute des profits et la perte d’emplois. Pour se justifier, ils utilisent le terme « rogue sites » (sites délinquants) qu’ils associent à pornographie juvénile, dissémination de code malicieux et hameçonnage de haut niveau. Les seconds estiment que l’innovation Internet, fer de lance de l’économie américaine, en prendrait pour son rhume et entraînerait un certain marasme industriel. Cliquez sur ce lien pour une liste de 88 organismes qui soutiennent le projet SOPA et une liste de 40 qui s’y opposent.
Comme l’a soutenu Gary Shapiro, P.D.G. de la Consumer Electronics Association, “ce projet de loi propose une restructuration radicale des lois qui gouvernent Internet. Ainsi, il abolirait les refuges légaux qui ont permis à l’industrie Internet, une industrie mondiale dominée par les États-Unis, de prospérer au cours des dix dernières années. Cela représenterait pour des entreprises américaines légitimes, ainsi que pour les innovateurs, des risques additionnels de poursuites. Résultat, on connaîtrait une majoration des tracasseries judiciaires, une diminution de l’offre en capitaux de risque et une baisse dans la création d’emplois. »
Même son de cloche chez Eric Schmidt, président exécutif de Google. Lors d’une récente allocution au Economic Club de Washington, il a déclaré que le SOPA, en sa forme actuelle, permettrait la censure sur Internet et que l’industrie du divertissement était allée trop loin. “Ils ont voulu criminaliser le système d’hyperlien et la structure même d’Internet.”
En un mot, c’est un discours de sourds, discours infiniment plus politique qu’industriel. Tout cela sous fond d’odeur de soufre. La collusion entre politiciens et lobby est effectivement ouverte, connue et documentée. C’est ainsi que ça fonctionne chez nos voisins du sud. On ne peut ainsi rien prendre à la légère.
D’une part, on sait que la loi SOPA permettrait au Department of Justice (DOJ) et aux plaignants de sévir contre des sites Web accusés de faciliter ou de permettre la violation de droits d’auteur (copyright). L’échantillonnage des possibilités est immense. Il embrasse aussi bien le chroniqueur techno de Montréal qui, dans un blogue, cite un chercheur américain sans avoir obtenu les autorisations légales pour le faire, que le pirate qui copie intégralement le design d’un site Web pour placer ses propres trucs, que le fournisseur de services qui endure chez lui un « torrent » où plein de bons produits américains sont téléchargés gratuitement. La limite, ici, n’est que celle de l’imagination.
D’autre part, malgré des amendements apportés cette semaine par Lamar Smith à son projet en vue d’un vote au Comité judiciaire prévu jeudi (la plupart ont été rejetés), il n’est nullement besoin de détenir des preuves dites « hors de tout doute » avant de frapper de soi-disant contrevenants. Sur simple présomption, la machine judiciaire peut sévir.
On parle de l’arrêt de la publicité en ligne et de la facilitation financière (PayPal, Visa, MasterCard, etc.), de l’obligation de stopper le référencement par moteurs de recherche, de l’interdiction aux hébergeurs de fournir l’accès aux sites, etc. Il devient donc possible à n’importe qui d’accuser qui bon lui semble, p. ex. un adversaire commercial ou politique, dans le but inavouable de l’éliminer au moins temporairement du Web, quitte à encourir subséquemment une peine pour avoir abusé de la loi.
Enfin, la poigne est d’envergure internationale. En son essence, SOPA est présenté comme un outil de défense de la propriété américaine contre une criminalité étrangère bien active. Que cela soit contestable n’enlève en rien le poids immense des É.U. sur l’inextricable Toîle et sur la mécanique profonde d’Internet. Par exemple, c’est une société étasunienne, VeriSign, qui contrôle l’attribution globale des noms de domaine .com, .net et .org. Tant et si bien que les membres du G8 n’auront d’autre choix que d’adopter une loi semblable. Vous imaginez sérieusement Stephen Harper aller à l’encontre du diktat de Washington ?
Imaginez les craintes que l’on ressent, par exemple, chez Wikipedia. Qui peut y garantir que la totalité des références et des citations a dûment été autorisée par les personnes (ou leurs ayants droit) dont il est question au travers les 20 millions d’articles en 282 langues ? Tactique ou non, Jimmy Wales, l’Américain à l’origine du méga encyclopédie en ligne parle d’arrêter le service en guise de protestation. On verra. Les détracteurs du projet SOPA utilisent cet exemple pour en dénoncer les aberrations. On associe son entrée en vigueur avec perte de créativité, exode des entrepreneurs créatifs, frein à la création d’emplois technos, aseptisation outrancière de la blogosphère, voire atteinte à la liberté d’expression.
Qui va gagner ? Il est beaucoup trop tôt pour le dire. Par exemple, on ignore comment vont voter les représentants démocrates au Congrès, ce qui se passera ensuite au Sénat et ce que fera le président Obama. C’est infiniment compliqué à analyser. Par exemple, les leaders tant républicains que démocrates de tous les Comités stratégiques appuient pour l’instant Lamar Smith, malgré ses allégeances au Tea Party. Et, paradoxalement, du beau linge associé à la droite très très à droite disent depuis quelque temps que le projet SOPA mériterait d’être modifié. Une chatte y perdrait ses minous.
C’est tout cela ce qui fait dire aux anti-SOPA que la classe politique américaine ne comprend rien à Internet et que, si elle y touche, elle va le casser.
Si le projet est adopté tel qu’amendé (3) au Comité judiciaire, jeudi de cette semaine, l’étape suivante sera la Chambre des représentants.
À suivre !
Il existe une version pour le Sénat qui se nomme Protect IP Act.
On y retrouve quand même des noms comme la Electronic Frontier Foundation, Google, le Center for Democracy & Technology, le parlement européen, Bloomberg, Wikipedia et plusieurs autres.
Un grand nombre d’amendements ont été rejetés.
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Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.