Les férus de sécurité informatique ont beau dénoncer Internet Explorer 6, Microsoft a beau en recommander l’abandon, Stephen Sinofsky a beau présenter un IE9 en chantier, les designers Web ont beau grincer des dents, les antiMicrosoft ont beau en faire un cas d’espèce, ce fureteur apparu au printemps de 2001 est encore populaire, malgré les IE7, IE8, Firefox, Chrome, Safari et Opera. Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, il continue d’être là! Regard sur un phénomène de résilience.
Un des petits extra qu’affriandent particulièrement les journalistes lors des grandes manifestations Microsoft, ces PDC [Professional Developers Conference], TechEd et autres WinHEC, est la présentation de moutures en développement de produits bien connus, p. ex. Silverlight ou Office. Ce fut le cas au PDC de novembre dernier, où les participants eurent droit au survol d’une version lourdement préliminaire d’Internet Explorer 9 (elle ne datait que de « quelques semaines ») par les truchements de Steven Sinofsky, grand mandarin de la division Windows /Windows Live, et de Dean Hachamovitch, le responsable du produit.
Poursuivant cette attitude d’extrême prudence qui l’avait caractérisé tout au long du processus de développement de Windows 7, M. Sinofsky évita de préciser une date de lancement, mais il insista, notamment, sur la conformité qu’aura ce fureteur avec les standards Web, dont le HTML 5 et le CSS3. Sans parler de la vitesse qui, promit-il, sera plus intéressante que jamais! Quelle nouveauté! On se rappelle qu’en mars 2009, IE8 avait été lancé sans que Microsoft ne se soit vraiment souciée des standards Web modernes qui achevaient de se mettre en place dans l’univers Web.
Or, voilà que soumis au redoutable test de conformité Acid3, IE9 pré beta obtient un résultat de 32 %. On a beau être loin du 100 % remporté par les plus récentes versions d’Opera, de Safari et de Chrome ou du 93 % de Firefox et de SeaMonkey, 32 % c’est déjà 12 points de mieux qu’IE8, 19 de mieux qu’IE7 et … 32 de mieux qu’IE6. Ce qui laisse croire, depuis cette présentation, qu’Internet Explorer se prépare à devenir aussi moderne et respectueux que ses concurrents.
« Commençait à être temps! », vous exclamerez-vous, à plus forte raison si vous êtes designer Web ou webmestre. Car je vous devine un peu exaspéré, vous qui trouvez anachronique le fait de devoir, en 2010, prévoir des passe-passe codées dans vos belles pages Web pour qu’elles puissent s’afficher « normalement » dans IE6.
Prenez mes pages de Cyberpresse. Si vous les consultez avec IE6, elles seront laides. Et je n’y puis rien, n’étant qu’un des utilisateurs de WordPress, le logiciel gestionnaire de contenu derrière le webzine. Et il y a même des dispositions dont je ne puis me servir. Par exemple, si je tape la balise « em » (italique) la page au complet devient bordélisée sous IE6, du moins la plupart des fois. Comme je n’ai plus de PC ou de machines virtuelles disposant de ce fureteur, je ne suis pas en mesure de constater qu’il y est survenu un problème d’affichage. Parfois des gens m’avertissent et j’apporte les corrections nécessaires.
La réalité est qu’en janvier 2010, alors qu’IE9 est sur la courroie de fabrication, cet amas tout rapiécé et recousu de rustines appelé IE6 est encore le fureteur Microsoft le plus populaire. Une visite chez Market Share vous apprendra que ce produit lancé en 2001 (en remplacement du primitif IE5) détient 21 % du marché mondial des fureteurs, ce qui est plus qu’IE7, plus qu’IE8, plus que Firefox et beaucoup beaucoup plus que Chrome (Google), Safari (Apple) et Opera, des produits dont l’excellence étonne. Pour faire contrepoids, vous pouvez comparer avec des données plus « scolaires » en zieutant celles de W3Schools http://www.w3schools.com/ . Ainsi, en décembre dernier, IE6 ne détenait plus que 10,9 % des parts de marché, alors qu’IE8 et IE7 en avaient respectivement 13,5 % et 12,8 %. Par contre, Chrome n’en avait que 9,8 %, Safari 3,6 % et Opera 2,3 %. Côté tendance, l’année 2009 a vu IE6 chuter de 13 points (de 18,5 % à 10,9 %) chez W3Schools et de 12 points (de 32,11 % à 20,99 %) chez Market Share. Bref, même s’il est en train de dégringoler lentement, IE6 est encore un joueur important.
Pourtant, même Microsoft admet désormais que ce logiciel est à déconseiller et que les gens devraient au moins passer à IE8. Par exemple, il a été démontré et établi que les graves attaques dont a été victime Google depuis décembre mettaient en cause IE6 en conjonction, dans les pires cas, avec Windows XP. Ce n’est pas moi ici qui m’adonne à du « Microsoft Bashing » facile et agréable; l’industrie est unanime sur cette question.
IE6 est en train de dégringoler, ai-je dit plus haut. Chez les gens où, semble-t-il, on s’en fiche comme de l’an 40, il disparaît au fur et à mesure que l’on envoie son bazou à la casse et qu’on s’achète un PC flambant neuf (à moins que l’on se contente d’une version piratée de Win XP). À ce rythme, il faudra attendre décembre 2010 pour voir l’ampleur de la dégringolade.
Mais je suis perplexe. IE6 semble vouloir survivre en entreprise. Lisez ces quelques témoignages copiés-collés chez moi dans Technaute. Vous comprendrez mon interrogation.
– « Je travaille dans une grande firme et nous sommes toujours avec IE6, comme quoi ce n’est pas seulement M. Mme Tout le monde qui n’évolue pas. »
– « Ici au bureau (un ministère très sensible à la sécurité), nous sommes toujours avec IE6. (Eh oui, votre page web apparaît bien étrange). »
– « Dans mon milieu de travail, on est encore sous Win XP et IE6. Ma solution: PortableApps qui me permet d’utiliser quand même Firefox 3.5. »
– « Des gestionnaires ont fait développer un Intranet et des applications Web dans leur organisation au moment où il n’y avait pas d’alternative à IE. Comme personne n’avait entendu parler d’Ajax pour profiter de fonctions évoluées, ils ont utilisé un framework d’IE. »
– « Je connais des organisations où IE4 est nécessaire pour des applications stratégiques. »
– « Je suis dans un important ministère où la sécurité est essentielle. Mais le fureteur est IE6. Sauf que les utilisateurs ne sont pas administrateurs, donc il est impossible d’installer quoi que ce soit. »
– « Nous, dans notre département, on était prêts pour passer à IE7, mais des applications ne fonctionnaient qu’avec la version 6. Donc tout a été arrêté. »
– Où je bosse, un gros problème est que plusieurs sites que l’on doit utiliser ne fonctionnent qu’avec IE. » – « Dans le ministère où je travaille, on roule encore avec IE6 because les applications maison. »
– « Je travaille dans une agence humanitaire des Nations Unies et, à mon grand désespoir, on est toujours avec la combinaison Win XP/IE6/512 Mo de RAM. Je ne comprends même pas comment ils dénichent des ordinateurs neufs avec aussi peu de RAM. »
– « Je suis responsable des sites Web d’une organisation gouvernementale. IE6 représente encore 26 % des visites sur nos sites (même chose que pour IE7). Malgré cela, à l’automne j’étais près à abandonner le support IE6. Mais d’abord, il fallait convaincre les TI de mon organisation de passer à IE8. J’ai eu droit à un haussement d’épaule. »
Tous ces commentaires en disent long sur l’état de santé d’IE6. Passer à une version plus récente pourra représenter de sérieux investissements. En ce sens, la problématique est très différente de celle chez les gens; il ne suffit pas d’attendre que le parc informatique soit renouvelé pour que disparaisse cette antiquité d’IE6. À plus forte raison quand on y connaît la popularité du dicton « If it ain’t broke, don’t fix it! »
En résumé? D’un côté on a Microsoft qui pousse sur le développement « standardisé » d’IE9, ce qu’elle n’a pu faire avec IE7 et IE8, tout en avertissant les masses cliquantes et navigantes des dangers potentiels d’IE6, un produit âgé de 9 ans. D’un autre, on a des entreprises pour qui IE6 est parfaitement adapté aux besoins et une majorité de gens qui, dans le confort de leur foyer, n’en ont rien à cirer. Enfin, par-dessus ce tableau, on a le crime organisé qui se frotte les mains et qui, fort de l’incroyable résilience d’IE6, s’apprête à renouveler, autrement et ailleurs, la saga récente de Google.
Quel beau scénario de film, vous ne trouvez pas?
Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.