Les guerres politiques de Linux font rage depuis un mois maintenant, et selon le camp auquel vous appartenez, la décision de Red Hat de restreindre la distribution du code source pour Red Hat Enterprise Linux (RHEL) est soit une décision commerciale qui devait se produire, soit un crime.
Le brouhaha autour du système d’exploitation a commencé avec une publication le 21 juin de Mike McGrath, vice-président des plates-formes principales chez Red Hat, concernant CentOS Stream, un flux de développement open source.
« Alors que la communauté CentOS Stream se développe et que le monde des logiciels d’entreprise s’attaque à de nouvelles dynamiques, nous voulons nous concentrer davantage sur CentOS Stream en tant que colonne vertébrale de l’innovation Linux d’entreprise », a-t-il écrit. « Nous poursuivons nos investissements et augmentons notre engagement envers CentOS Stream. CentOS Stream sera désormais le seul référentiel pour les versions publiques du code source lié à RHEL. Pour les clients et partenaires Red Hat, le code source restera disponible via le portail client Red Hat. »
Il y a eu un tollé immédiat de la part des utilisateurs de Linux et de diverses organisations dans le monde de l’open source, à tel point que McGrath a publié un article de blog de suivi dans lequel il a écrit qu’il avait « passé beaucoup de temps à marcher ce week-end à réfléchir à la réaction de notre industrie à mon dernier article de blog. Nous avons été traités de méchants ; on m’a traité de cadre d’IBM mis en place pour transformer Red Hat en code source fermé – et ce ne sont que les “bon” commentaires. Alors, mettons les choses au clair ».
« Malgré ce qui se dit actuellement à propos de Red Hat, nous rendons notre travail acharné facilement accessible aux non-clients. Red Hat utilise et utilisera toujours un modèle de développement open source. »
De plus, Gunnar Hellekson, vice-président et directeur général de Red Hat Enterprise Linux, a publié la déclaration suivante : « Je tiens à réitérer que, malgré la perception poussée par certains, Red Hat reste pleinement engagé à honorer ses obligations en matière de licences open source, et à livrer, de manière ouverte et transparente, le code source que nous utilisons pour créer TOUS nos produits. Pour Red Hat Enterprise Linux en particulier, ce code est disponible à plusieurs endroits, y compris CentOS Stream qui est une fenêtre ouverte sur ce que nous utilisons pour construire RHEL. »
Un article du 30 juin sur Ars Technica expliquait ainsi la nouvelle politique de code source de Red Hat : « La semaine dernière, Red Hat, propriété d’IBM, a poursuivi l’évolution de CentOS Stream en annonçant qu’il serait le seul référentiel pour les versions publiques du code source lié à RHEL, avec le code principal de RHEL autrement limité à un portail client. »
Le conflit qui s’ensuit, cependant, tourne autour du fait que RHEL est un projet de production stable, tandis que CentOS Stream est une version continue décrite par The Register le mois dernier dans un article comme « en amont de RHEL ». C’est ce qui deviendra la prochaine version intermédiaire de RHEL. Au risque de paraître peu charitable, c’est une sorte de bêta continue de la prochaine version de RHEL.
Ceux qui s’opposaient au mouvement de Red Hat ont réagi rapidement et leurs revendications sont multiples
- Dirk-Peter van Leeuwen, président-directeur général de SUSE, une société multinationale de logiciels open source basée en Allemagne, écrit que « depuis plus de 25 ans, l’open source a révolutionné notre monde. De la croissance de Linux à la virtualisation, en passant par le passage à l’infonuagique, et bien plus encore, de nombreuses avancées technologiques, sinon la plupart, ont eu pour moteur l’innovation open source. Pour moi, la raison en est évidente. Vous voulez avoir autant d’esprits que possible travaillant pour trouver des solutions – dans un cadre où ces développements sont ensuite restitués, afin que tout le monde en profite ». Il a également annoncé que SUSE « construira, soutiendra et contribuera à la communauté avec un “hard fork” de la base de code RHEL ».
- Un article de blog d’Oracle condamnant l’action de Red Hat, publié le 10 juillet. Il déclarait que « bien qu’Oracle et IBM aient des distributions Linux compatibles, nous avons des idées très différentes sur nos responsabilités en tant que gestionnaires open source et sur le fonctionnement sous la GPLv2. Oracle a toujours rendu les binaires Oracle Linux et la source librement accessibles à tous. Nous n’avons pas de contrats d’abonnement qui interfèrent avec les droits d’un abonné à redistribuer Oracle Linux. D’autre part, les contrats d’abonnement IBM spécifient que vous êtes en infraction si vous utilisez ces services d’abonnement pour exercer votre GPLv2. Et maintenant, depuis le 21 juin, IBM ne publie plus publiquement le code source RHEL ».
- Un communiqué de Rocky Linux le 22 juin indiquait qu’il n’y aura aucune interruption ou changement pour aucun de ses utilisateurs, collaborateurs ou partenaires à la suite de la décision Red Hat. La société a poursuivi en disant que « l’organisation reste dédiée à sa mission de fournir un système d’exploitation EL (Enterprise Linux) basé sur la communauté, accessible et transparent. Le projet s’engage à tenir sa promesse de maintenir la durée de vie complète de la prise en charge de Rocky 8 et 9, et de continuer à produire de futures versions compatibles RHEL tant que l’option demeure, permettant aux organisations de conserver la flexibilité, le contrôle et la liberté dont elles dépendent pour leurs infrastructures critiques. C’est la méthode open source ».
- Et puis il y a eu AlmaLinux, qui a choisi d’adopter une approche totalement différente. Dans un article de blog publié le 13 juillet intitulé The Future of AlmaLinux is Bright, écrit par Benny Vasquez, le président du conseil d’administration de l’organisation, il a déclaré que les membres avaient voté pour « continuer à viser à produire une distribution à long terme de niveau entreprise de Linux qui est alignée et compatible ABI (Application Binary Interface) avec RHEL en réponse aux besoins de notre communauté dans la mesure du possible, et de sorte que les logiciels qui s’exécutent sur RHEL fonctionneront de la même manière sur AlmaLinux ». L’article a poursuivi en précisant que pour un « utilisateur typique, cela signifiera très peu de changement dans votre utilisation d’AlmaLinux. Les applications compatibles avec Red Hat pourront toujours fonctionner sur le système d’exploitation AlmaLinux, et vos installations d’AlmaLinux continueront de recevoir des mises à jour de sécurité en temps opportun ».
La question devient maintenant, que se passe-t-il à partir d’ici ? Pour obtenir une réponse à cette question, IT World Canada a contacté Fred Chagnon, directeur de recherche principal chez Info-Tech Research Group, ainsi que Naveen Chhabra, analyste principal chez Forrester Research, et Alvin Nguyen, analyste principal chez Forrester Research.
Dans une réponse conjointe par e-mail, MM. Chhabra et Nguyen ont écrit que Red Hat est un membre éminent de la communauté Linux, cependant, à court terme, « cette annonce aura peu d’impact immédiat sur les ventes/revenus car elle tire la plupart de ses revenus de entreprises qui ne seront probablement pas dérangées par cette décision. Il a une large base de clients qui est suffisamment investie dans RHEL pour que cela n’ait pas d’impact sur leurs décisions ».
« Cela aura un impact sur les entreprises qui dépendent des contributions publiques de Red Hat pour poursuivre leurs propres efforts d’ingénierie. Les organisations dépendantes de leur base de code devront bifurquer (SUSE, AlmaLinux l’ont déjà fait) et bien que la source réelle soit pilotée par la Fondation Linux, Red Hat est une source pour d’autres depuis longtemps. Cela semble aller à l’encontre de l’éthique de la communauté Linux de partage et de progrès collectif. Le développement collectif a été la force motrice de l’open source. »
À moyen et à long terme, écrivent-ils, « comme mentionné précédemment, cela a probablement peu d’impact immédiat, mais cela rend Red Hat plus susceptible de subir des pertes de marché en raison de mauvaises performances ultérieures. Cela entraînera des conséquences à long terme où le support externe pour les commentaires des utilisateurs, l’analyse des causes profondes, les correctifs/solutions de contournement diminuera ».
« S’isoler de la communauté Linux qu’ils ont développée peut signifier plus de clients/de revenus ou plus de contrôle à court terme, mais ils doivent prouver qu’ils peuvent maintenir leurs performances. »
« Si RHEL commence à avoir plus de problèmes ou offre une expérience client plus médiocre plus tard, la disponibilité d’autres options Linux les affectera. Nous porterons une attention particulière aux futures évolutions de Red Hat, en particulier en ce qui concerne les niveaux de dotation et l’utilisation de l’IA/de l’automatisation pour conserver ou améliorer leurs performances. »
Fred Chagnon, quant à lui, a déclaré qu’il était « tout à fait d’accord avec Red Hat à ce sujet en ce sens qu’ils ont parfaitement le droit de faire ce qu’ils ont fait. Ils contribuent toujours au projet Linux dans son ensemble, ils sont probablement encore l’un des plus gros contributeurs à ce projet. Il y a d’autres grands contributeurs, évidemment, comme Microsoft et Intel. Mais tant qu’ils continuent à y contribuer, je ne comprends pas pourquoi tant de gens pensent qu’ils ont en quelque sorte échoué dans le contrat social qu’ils ont avec la communauté open source ».
Il y a, a-t-il dit, actuellement trois camps qui participent au contrecoup de Red Hat : « Il y a les utilisateurs finaux eux-mêmes qui ont utilisé soit CentOS mais de nos jours, Rocky et Alma comme alternative gratuite à Red Hat Enterprise Linux, qu’ils auraient dû payer. Ils craignent que leur risque soit de ne plus obtenir une plate-forme de niveau entreprise, car elle ne sera plus autant liée au code source de RHEL qu’elle l’était autrefois ».
Ce risque, a-t-il dit, était déjà là lorsqu’ils ont fait le choix de l’utiliser par opposition à « Red Hat Enterprise Linux proprement dit. C’était le risque qu’ils prenaient et nous voici en juillet 2023 et ce risque devient une réalité ».
Le camp numéro deux, a déclaré M. Chagnon, ce sont « les organisations elles-mêmes qui fustigent Red Hat. Mais ce sont ceux qui ont fait des choix et se sont dit : “Nous allons créer un produit par-dessus un autre produit que quelqu’un d’autre a construit, et nous allons le monétiser” ».
« Le véritable risque lorsque vous faites cela est de savoir si cette plate-forme change ? Que se passe-t-il si la licence de cette plate-forme change ? Et si Red Hat cessait d’exister demain ? Et si IBM avait fait à Red Hat ce qu’Oracle a fait à OpenSolaris ? Cela pourrait arriver et c’est arrivé. C’est le risque qu’ils ont pris. Lorsqu’ils ont pris cette décision, ils auraient tout aussi bien pu s’atteler à Debian, un système d’exploitation plus librement ouvert qui n’appartient pas à un IBM ou à quiconque de ce genre. Ils auraient pu le faire, mais ils ne l’ont pas fait, pour une bonne raison, Red Hat est un produit solide. »
Le troisième camp, a-t-il dit, est composé d’organisations comme Oracle qui « se contentent de fustiger Red Hat parce que cela les fait se sentir bien. Parce qu’en ce moment, le capital de Red Hat, socialement, est en baisse, et donc ils en profitent. Ils cherchent juste à tirer quelque avantage de ce conflit. Mais je trouve un peu gros qu’Oracle affirme “nous promettons de garder Linux libre et ouvert”, alors que littéralement le lendemain de l’achat de Sun Microsystems, ils ont fermé OpenSolaris. »
Adaptation et traduction française par Renaud Larue-Langlois.