D’ici quelques années, les téléphones intelligents auront redéfini le marché des communications mobiles, comme l’ordinateur personnel avait réinventé l’informatique. Au premier plan, le iPhone, qui applique le même modèle d’écosystème qui a permis au PC de s’imposer. Voilà pourquoi Bell et Telus ne pouvaient pas s’en passer.
Le 1er octobre dernier, la revue The Economist citait des chiffres selon lesquels, d’ici quatre ans, la moitié des téléphones cellulaires seront de type « intelligent » et, vers 2015, presque tous le seront devenus. Auquel cas, de conclure le magazine économique britannique, il ne sera plus indiqué de les qualifier d’« intelligents ».
La remarque est intéressante et elle me fait penser à ces moniteurs que l’on achète « beau bon pas cher » dans les grandes surfaces. Plus personne ne dit « moniteur à cristaux liquides » pour les désigner; en 2009, tous ces périphériques sont de type ACL (sauf exception), cela depuis la mise en obsolescence des lourds CRT (écran cathodique – Cathode Ray Tube Monitor). Cela pour dire qu’en 2015, les téléphones portables incarneront la norme établie quant à l’accès « mobile » aux différents réseaux informatiques incluant ceux particuliers au réseautage social.
Mais d’ici là, ils subiront l’effet de la spirale déflationniste déclenchée récemment par les émules du système d’exploitation Android de Google ou du WebOS de Palm, une concurrence vive qui les forcera à offrir de plus en plus de valeur au consommateur. D’ores et déjà, des marques parfois inconnues chez nous (p. ex. INQ, Cliq, Pulse, OVI, etc.) se préparent à s’entretuer à coups de réductions et de gadgets tous plus extravagants les uns que les autres, s’ils ne sont pas déjà en train de le faire en Asie ou ailleurs. Autrement dit, l’écart entre leurs prix et leurs possibilités ne cessera de s’agrandir.
Les téléphones dits « intelligents » revivent ainsi l’histoire du PC. Si on était pour tracer un graphique quant au rapport coût/performance des PC entre les années 1980 et maintenant, on verrait la distance entre les deux droites devenir très rapidement un abîme d’une amplitude sans fond. Si vous avez payé 6 000 $ pour un IBM PC-AT (16 bits à 8 MHz) sous PC-DOS en 1984 et 1 000 $ pour un quadricoeur Dell (64 bits à 2,66 GHz) sous Windows Vista 64 un quart de siècle plus tard, vous comprenez parfaitement mon point de vue.
Pour l’industrie, cette prédiction coule de source et ne surprend personne. Les deux joueurs qui monopolisent présentement le haut de gamme, RIM (Blackberry) et, surtout, Apple (iPhone) en sont conscients et avancent leurs pions en conséquence. Ils savent notamment qu’Android va bientôt les rejoindre et les dépasser (ce qui ne devrait pas trop tarder dans le cas de RIM). Ainsi, Google (Android) affirme qu’avant janvier, une vingtaine de modèles de bigophones utiliseront son système d’exploitation. Même que chez Gartner, une firme de recherche américaine, on prévoit que la plate-forme Android devancera celle du iPhone d’ici trois ans. Est-ce dire que cet appareil se retrouvera emprisonné dans un créneau marginal pour subir dans l’industrie du téléphone, ce que le Mac vit dans celle du PC? Ça reste à voir.
Ici, départageons le iPhone du Blackberry. Il faut se rappeler que le supergadget d’Apple est, en quelque sorte, un nouveau venu, une alternative fort courue qui est à peine plus âgée que celle de Google, alors que le produit de RIM fait figure de « vieux de la vieille » à côté des systèmes d’exploitation Symbian (Nokia) et Windows Mobile (Microsoft). C’est en raison du phénomène qu’il a suscité, un phénomène de popularité presque sans précédent, que le iPhone OS (ce qui inclut le iPod touch) s’est retrouvé dans le collimateur de tout le monde, confortablement assis à la droite de Symbian, une plate-forme très populaire en Europe de l’Ouest.
C’est du moins ce que démontre Admob dans une étude publiée le 30 septembre dernier. Admob est une agence qui fournit de la publicité à 9000 sites Web de catégorie « mobile » et qui prend bonne note du type de téléphones qui s’y connectent. Voici le tableau qui en découle :
Parts de marché des systèmes d’exploitation des téléphones évolués (Source: Admob)
On voit qu’à la fin août, le tandem « iPhone – iPod touch » menait le bal avec 40 % des requêtes de connexion, une augmentation de 7 %, alors que Symbian (qualifiée de « legacy platform » par Admob) avait rétréci jusqu’à 34 %, une perte de 10 points. Quant aux deux principales solutions corpos, les perspectives semblaient plutôt sombres; le Blackberry était passé de 10 % à 8 % et Windows Mobile de 7 % à 4 %. Ouch! Mais en même temps, Android se hissait de 2 % à 7 % et Admob lui prévoyait d’importants gains avec le prochain marché des fêtes. En ce qui a trait au WebOS, le système du Palm Pré, parti de rien, il s’était rapidement installé à 4 %. À surveiller!
Vu autrement, seuls le iPhone OS, Android et le WebOS marquaient des points. Qu’ont-ils en commun? Une interface agréable à utiliser et une surface d’affichage généreuse. La courbe d’apprentissage y est courte et le degré de satisfaction très élevé. C’est l’avant-garde de l’offre et les consommateurs suivent. Massivement!
Toutefois, des chiffres relatifs au 2e trimestre de 2009 publiés le 17 août par Gartner relativisent la part de marché du iPhone, une fois celui-ci séparé de son populaire comparse, le iPod touch (à moins qu’ils ne témoignent d’une importante croissance au 3e trimestre). Sans nier sa progression, Gartner ne lui concède que 13 % du marché, alors qu’il en accorde 19 % au Blackberry. Encore ici, on voit Symbian en train de perdre quelques plumes.
Or, ces statistiques ne parlent que de bidules. Elles ne tiennent pas compte des écosystèmes particuliers aux plates-formes qui sont en train de se mettre en place et, sous cet angle, le iPhone OS devient apparemment un système d’exploitation quasi impossible à déloger.
J’en veux pour preuve trois communiqués d’Apple. Le 24 avril dernier, Cupertino annonçait que le AppStore, ce cybercommerce spécifique au iPhone OS, venait de vivre son milliardième téléchargement, le 14 juillet suivant, ce chiffre passait à un milliard et demi, et il y a quinze jours, à… deux milliards.
Deux milliards de téléchargements pour 85 000 « apps » (programmes) offerts généralement à moins de 3 $ et assez souvent gratuits, cela partout où le 3G, sinon le WiFi, sont disponibles! Apple parle de 50 millions de iPhone et de iPod touch vendus dans 77 pays. Tout un défi à quiconque voudrait présenter une alternative digne de ce nom. Avez-vous visité dernièrement l’équivalent du AppStore chez Android ou chez Palm (WebOS) ? Si vous l’avez fait, vous êtes en mesure de comprendre qu’il y a loin de la coupe aux lèvres.
Dans l’industrie du PC, la plate-forme dominante est celle de Windows en raison, d’abord et avant tout, de son écosystème. Des experts auront beau prouver que Linux est un meilleur système d’exploitation que Windows, d’autres que le Mac est une meilleure machine qu’un Dell ou un HP. Dans les faits, 90 pour cent des ordis sont des PC sous Windows parce que tous les logiciels inimaginables et tous les périphériques possibles fonctionnent sous Windows. À mon avis, il pourra facilement en être ainsi pour la plate-forme du iPhone OS.
Parts de marché des téléphones évolués vendus aux utilisateurs finaux (Source: Admob)
Mais 40 % (selon Admob), ce n’est pas 90 %. Il faut donc regarder les menaces, ces INQ, Cliq, Pulse et autres OVI à la dent bien creuse. Il faut méditer sur les prédictions de Gartner, une firme pour le moins crédible. Bref, il faut contrer les empêchements de tourner rond, les hypothèques qui retardent le rapprochement du 90 % et les éliminer. Or parmi les irritants, il y a cette exclusivité de fournisseur, AT&T aux É.U. et Rogers au Canada. Ce qui signifie, au Canada du moins, que des pans entiers de l’écoumène sont laissés pour comptes. C’est le cas, par exemple, de l’Est-du-Québec (Gaspésie, Côte-Nord et Bas-Saint-Laurent). Je le déplore chaque fois que la vie m’y amène. Rogers y a des projets de développement, mais rien ne semble vouloir vraiment bouger pour desservir ce secteur spectaculaire du Québec. Et, d’après ce que je peux lire, des frustrations similaires seraient quantifiables chez nos voisins du sud.
La solution? Augmenter le nombre des fournisseurs de service. Dixit Kathryn Huberty, analyste de Morgan Stanley, en abandonnant l’exclusivité (p. ex. AT&T), Apple pourrait doubler ses ventes de iPhone. Rien de moins! Le webzine Silicon Alley Insider publiait même un graphique à cet effet (ci-après). En prime, cette saine concurrence pourrait contribuer à ce que les prix se maintiennent à un niveau acceptable.
Parts de marché des téléphones mobiles d’Apple – modèle commercial d’exclusivité et modèle à plusieurs fournisseurs (Sources: Gartner, Morgan Stanley Research)
Il y a un an, Bell et Telus rendaient publiques leurs intentions de délaisser quelque peu leur premier amour (je ne dis pas l’abandonner…), le CDMA EV-DO, pour passer au HSPA, une technologie plus prometteuse offrant une performance dix fois supérieure à la 3G, ce qui peut la comparer, toutes choses étant égales par ailleurs, au DSL. Si on ne parle pour l’instant que de 3G+, on migrera sous peu, jure-t-on, au 4G, supposément à temps pour les Jeux d’hiver de 2010 en Colombie-Britannique. Il s’agirait ici d’investissements de plusieurs centaines de millions de dollars. Or, qui dit HSPA, dit compatibilité avec la norme GSM dont Rogers est la grande protagoniste au Canada. Autrement dit, il n’y a plus de raison pour que cette géante torontoise soit la seule à pouvoir offrir le iPhone a mari usque ad mare.
Personne chez Apple, chez Bell ou chez Telus n’a voulu me confirmer comment se sont déroulées les tractations, mais il semble quedes négociations aient eu lieu tout au long de l’année avec Apple afin que Bell et Telus, le HSPA dans la manche, puissent ajouter le très lucratif iPhone à leur offre de produits, ce qu’elles ont finalement obtenu au grand dam de Rogers. C’est pourquoi, d’ici un mois ou deux, tout au plus, on pourra se procurer un iPhone avec tout le saint-frusquin tant chez Bell que chez Telus. Grosse nouvelle!
J’ai communiqué hier avec des porte-parole des deux grandes compagnies de téléphones, mais on n’a pas été en mesure de me fournir les détails qui s’imposaient : modalités, coûts, forfaits, accueil des clients Rogers qui voudraient marauder, etc. Il serait encore trop tôt, tout n’ayant pas été badigeonné convenablement (pour les communiqués, cliquez ici dans le cas de Telus et ici pour celui de Bell).
Si la prédiction de Kathryn Huberty s’avère fondée, on en verra assez rapidement les effets ici chez nous. Auquel cas, le iPhone deviendra encore plus difficile à dépasser et à surclasser. Bonne chance Blackberry. Bonne chance Symbian.
Évidemment, ça s’est déjà vu, la multinationale de Cupertino peut commettre une bévue qui vienne tout remettre en cause. Mais ça serait très étonnant.
On verra.
Nelson Dumais est journaliste indépendant, spécialisé en technologies de l’information depuis plus de 20 ans.